Janvier 1651
Fiers d'avoir contribué à consolider la paix entre le Royaume de France et le Saint Empire, les deux jeunes gens avaient accepté l'invitation de l'empereur à demeurer encore quelques jours. Parmi les splendides monuments de la capitale, ils avaient également eu la chance d'apercevoir le Château de Schönbrunn : dans le zoo qui le bordait, ils avaient pu observer nombre d'animaux inconnus dont d'immenses mammifères tachetés au long cou, et des oiseaux géants incapables de voler — fait dont il fallait remercier le Créateur, au vu de la taille présumée des fientes —, mais dont les puissantes pattes leur permettaient de courir à grande vitesse pour échapper aux prédateurs. Dans les serres attenantes qui abritaient des plantations d'espèces végétales rares, ils avaient découvert toutes sortes de fleurs colorées, de plantes médicinales, et le fameux cacao qui servait à fabriquer le chocolat qu'ils avaient bu quelques jours auparavant. Puis, après avoir pris congé de l'empereur, ils avaient pris la route du retour, et comme leur séjour n'avait pas magiquement fait disparaître l'aversion du jeune ambassadeur pour les bancs du carrosse, il avait insisté pour que leurs chevaux fussent sellés, malgré l'insistance de leur hôte et de sa propre suite.
Ainsi, après leur avoir confié leurs modestes bagages qui, même en y ajoutant les quelques cadeaux de souverain, n'étaient qu'une maigre charge pour l'attelage prévu, ils étaient montés en selle, et avaient disparu dans un nuage de poussière, devant les yeux exorbités de Jean et de ses compagnons. En comptant sur le temps que mettrait l'attelage pour regagner Versailles, ils en avaient profité pour passer quelques jours dans la petite cabane au fond des bois, goûtant à nouveau à cette existence si simple, mais si belle, loin de toute contrainte. Puis, derechef, avaient dû se résoudre à la quitter pour rentrer à la résidence familiale. La peine, cependant, fut moins grande que la première fois, parce qu'ils ne durent pas faire, en plus, le deuil de leur vie à deux, sans compter la certitude qu'ils avaient de revenir un jour : les adieux à l'édifice de rondins n'étaient, finalement, qu'un au revoir.
Finalement, le quotidien au château lui étant insupportable, tant il l'obligeait à s'inscrire dans un rythme protocolaire qui bridait sa liberté — et qui, il fallait l'avouer, était un obstacle certain à sa vie avec Elster —, le jeune diplomate n'avait pas hésité longtemps avant de revenir s'installer à la demeure familiale, où il avait retrouvé sa chambre, ses habitudes, ainsi que les domestiques qui, le jour de son départ, s'étaient tous rassemblés devant la maison avant de regarder la voiture de leur jeune maître s'éloigner entre les arbres de la longue allée plantée qui menait à l'entrée du domaine. Se réjouissant de son retour, ils étaient aux petits soins et veillaient à ce qu'il ne manquât de rien. Ils avaient, par ailleurs, très bien accueilli Elster comme un membre de la famille, et la traitaient avec les mêmes égards.
Un soir, alors que les deux amoureux, main dans la main, rentraient à pas de loups d'une escapade pour admirer les étoiles, force fut de constater en poussant la porte de la demeure que la réalité n'était pas à la hauteur de leurs expectatives. Surtout celles de l'ancienne voleuse qui espérait pourtant qu'à cette heure de la nuit, tout le monde fût couché. Quelle ne fut pas sa frayeur lorsqu'ils se retrouvèrent nez à nez sur le seuil de la porte avec une jeune femme inconnue aux cheveux bruns noués en un chignon des plus serrés, vêtue avec une élégance rare et qui semblait les toiser de son regard émeraude. Peu à l'aise dans le monde de l'aristocratie, Elster se raidit, déglutit, et se prépara à déployer tous ses talents de comédienne, ne sachant à quoi s'attendre de cette entrevue. Dans le doute, elle garda le silence, en serrant dans sa main celle de son compagnon. La sécheresse qui avait envahi sa bouche, de toute manière, ne l'aurait pas laissée prononcer le moindre mot. Un frisson parcourut son échine, ses genoux vacillèrent légèrement, tremblement qu'elle parvint à contenir à grand peine. À ce moment, elle eût souhaité se faire minuscule et disparaître dans un petit trou pour échapper à ce regard inquisiteur. L'étrangère, au maintien parfait, impressionnante, avança d'un pas lent vers le jeune couple, la tension était palpable. En se tournant vers le jeune diplomate, elle l'interpella : « Baron Friedrich, Aurelius, Albert ?
— Vicomtesse Theodora Juliane Alienor ? » l'interrogea-t-il en retour, un sourcil levé, sans paraître comprendre le dessein de son interlocutrice.
Sans lâcher la main de son bien-aimé, Elster observait la scène, autant en retrait qu'elle pouvait l'être, cherchant presque à se cacher derrière lui, sans comprendre quoi que ce fût à ce qu'il se passait sous ses yeux. Les deux protagonistes qui se connaissaient suffisamment pour s'appeler par leurs prénoms — et pour tous les connaître ! semblaient l'ignorer superbement. Aussi, elle n'osa demander de quoi il en retournait, de crainte d'attirer l'attention — et le courroux de l'impressionnante damoiselle — sur elle.
Les secondes s'étirèrent, parurent des heures, rythmées par les palpitations dans sa poitrine, et le sang qui battait à ses oreilles, ainsi qu'un tambour à l'aube de la guerre. L'atmosphère devint lourde, à moins que ce ne fussent ses paumes qui se couvraient de sueur, sa vision se brouilla, le vertige la saisit, elle perdit pied et se sentit partir, les jambes flageolantes. La dernière chose qu'elle perçut du monde était la sensation des bras de Friedrich sous sa nuque et dans son dos, et le son de sa voix lointaine résonnant en écho. Puis plus rien.
Lorsqu'elle reprit ses esprits, elle sentit sous elle une surface moelleuse. Sa tête, encore douloureuse, était légèrement relevée. Ses yeux, bien que clos, étaient éblouis par une lumière trop forte. Des voix, dont elle n'arrivait pas à identifier le nombre et la provenance, se faisaient entendre. Au bout de quelques instants, elle identifia l'objet sous sa nuque comme étant un coussin, et les personnes en conversation comme étant un homme et une femme. Ceux-ci dialoguaient à mi-voix, probablement dans un souci de ne pas troubler son repos, et elle fut surprise par la chaleur dans leur ton, qui contrastait fortement avec l'accueil glacial qu'elle et son compagnon avaient reçu auparavant. Soulevant une paupière, le plus discrètement possible, les paroles s'interrompirent et en ouvrant les yeux complètement, elle eut dans son champ de vision les visages inquiets de Friedrich et de la jeune inconnue qui murmura à son attention : « Bonsoir, Elster, je suis désolée que notre rencontre se soit passée sous de si mauvais augures, je ne souhaitais pas t'effrayer ». La jeune femme n'eut pas le temps de s'étonner de sa bienveillance qu'une tasse fumante à la singulière odeur lui était présentée. « Tiens, bois ça. C'est une infusion d'écorce de Salix Alba. Après ton malaise, ça devrait soulager ton crâne douloureux ». Saisissant entre ses mains le récipient en porcelaine, et prenant garde à ne pas se brûler, la jeune femme souffla dessus avant d'y tremper les lèvres : le liquide était amer, et son visage se fendit d'une magnifique grimace lorsqu'elle déglutit. « Il y a du sucre juste là, si tu veux, mais on dit que c'est plus efficace quand c'est mauvais », commenta son interlocutrice avec un clin d'œil.
Lorsqu'Elster en eut avalé le contenu, elle le reposa sur une table basse, et en se redressant, put étudier davantage le visage de celle qui lui faisait face, dont les traits étaient beaucoup plus doux que lors de leur rencontre tantôt. Celle-ci s'assura qu'elle avait bien repris ses esprits avant de poursuivre : « Pardonne-moi, je ne me suis pas encore présentée : je m'appelle Theodora, et je suis la grande sœur de Fritzie. Nous n'avons pas encore eu la chance de nous connaître, mais je peux te dire qu'il m'a beaucoup parlé de toi et que je suis très heureuse de te rencontrer enfin ! ». Devant ses protestations, elle lui demanda de l'appeler par son prénom, et de la tutoyer, ce qui rasséréna quelque peu sa jeune compagne. Puis, emportée par son élan, elle fit de son mieux pour l'amener à se détendre, pour la mettre à l'aise, n'hésitant pas à utiliser calembours, et plaisanteries ni à raconter des histoires de leur enfance avec force détails, sans se soucier un seul instant des états d'âme du principal intéressé, dont les joues s'empourpraient pourtant à vue d'œil. Les efforts coordonnés au talent de la vicomtesse portèrent leurs fruits, car Elster en vint rapidement à abaisser ses défenses, souriant à son aînée comme à une amie, et riant avec elle de choses et d'autres, en ayant toutefois une pensée désolée pour son bien-aimé, un peu mis à l'écart de leur conversation. Mais lorsqu'elle croisa son regard, elle vit dans ses yeux la joie de la voir heureuse, et la tendresse qu'elle put y lire acheva de réchauffer son sein.
Sans prévenir, Theodora se redressa, se leva du fauteuil dans lequel elle était assise, et déclara : « Bien. Je pense que nous aurons à parler demain matin, et que vous aurez beaucoup de choses à me dire, mais ce soir, reposez-vous. Vous en avez grand besoin. Puisse votre nuit être douce et apaisante », avant de sortir de la pièce et de monter les marches qui menaient à l'étage, accompagnée par les mouvements de sa robe, dont les derniers plis disparurent à l'angle de l'escalier. Quelques instants plus tard, ils lui emboîtèrent le pas, et après avoir adressé quelques mots au Flambeau de la Nuit, se glissèrent sous les draps puis sombrèrent dans le sommeil.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...