Capitulum Quartum Decimum

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Trottant tranquillement entre les arbres effeuillés qui, ainsi que des mains décharnées, tendaient leurs branches vers lui, il laissait son esprit vagabonder. Là-haut, dans le ciel d'un bleu éclatant, les nuages semblaient autant de moutons qui flottaient selon des lois inconnues des êtres humains. L'espace d'un instant, il se demanda de quoi ils étaient faits, et s'ils pouvaient l'entendre. Comme espérant qu'il pourrait se mêler à eux, il regarda son souffle se changer en vapeur et ascendre vers le firmament. Perdu dans ses réflexions, il en fut tiré lorsque sa jument se cabra : il eut à peine le temps de s'accrocher aux rênes afin de ne pas être projeté au sol, et c'est le nez à quelques pouces de ce dernier seulement qu'il s'arrêta, pendu à la bride, les muscles au supplice pour se maintenir dans un équilibre précaire. Tant bien que mal, il se redressa, ahanant sous l'effort. Au loin, une silhouette encapuchonnée semblait l'attendre au bord du chemin.

Son visage étant dissimulé dans les replis du tissu, il ne savait pas à qui il avait affaire, mais la rapière pointée vers lui était suffisante pour le convaincre qu'il s'agissait d'une personne dangereuse et l'incitait à la plus grande prudence. Après avoir apaisé sa monture, il mit pied à terre, et leva les mains afin de montrer qu'il n'avait pas d'intention belliqueuse. Il fit quelques pas en direction du bandolier lorsqu'il entendit une voix s'élever de sous la capuche : « Un pas de plus et tu es mort. Ne bouge pas ».

Celle-ci, bien que grave, semblait appartenir à une femme. Cependant, le ton sans appel ne lui laissa pas le temps de tergiverser plus longtemps. Si la perspective de devoir lui céder sa bourse ne l'enchantait guère, Friedrich entendait au moins repartir en vie. « N'approche pas. Et découvre-toi : je veux voir ta tête ». Il s'exécuta, enlevant le chapeau à bord large surmonté d'une plume qu'il avait emporté afin de le protéger du soleil. « Êtes-vous satisfait, maintenant ? » demanda-t-il d'une voix mal assurée. Seul le silence lui répondit, et lorsqu'il releva le regard, il s'aperçut que l'inconnu tremblait.

De longues secondes s'écoulèrent, la tension était palpable. Soudain, rengainant sa rapière, celui-ci porta les mains à son col, et abaissa sa capuche, afin de dévoiler son profil. Le jeune homme fit quelques pas dans sa direction, prudemment : voyant qu'elle demeurait immobile, il s'approcha davantage, et put mieux distinguer les traits de son visage. Les lèvres pincées, ses joues étaient striées de larmes. Bien que vêtue et coiffée différemment, et malgré l'incongruité de la situation, le doute n'était plus possible : c'était elle. C'était Estelle.

Lorsqu'il fut suffisamment proche, il murmura son prénom. Puis il tenta de lui prendre la main, doucement : elle se laissa faire, le regard baissé. Submergé par l'émotion, la gorge nouée, il fut incapable de prononcer quelque parole que ce fût, alors il lui ouvrit ses bras et la jeune femme s'y précipita. Il la serra contre lui, sans un mot, avant de caresser son dos avec une infinie douceur. Il ne savait vraiment pas quoi faire, et des questions par milliers se bousculaient dans sa tête, lui brûlant les lèvres. Il décida pourtant de les faire taire pour se focaliser sur le plus important : il était à nouveau avec elle. Au milieu de cette nature glacée, son contact avait quelque chose de rassurant.

Après un moment qui lui parut trop court, ils se séparèrent et le jeune homme put l'observer avec plus d'attention : le choix de sa vêture et de sa coiffure était d'ordre purement pratique, son visage était dépourvu de toute trace de maquillage, mais elle était toujours aussi belle. Alors, il se pencha vers elle, et presque dans un souffle, demanda : « Puis-je ? ». La question faisait écho à leur dernière rencontre, et un sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme en même temps qu'un peu d'air s'échappait de ses narines. Quelques secondes passèrent, avant qu'elle ne tentât de répondre d'une voix étranglée. Elle s'éclaircit la gorge avant de reprendre : « Bien sûr, Monsieur l'Ambassadeur ». Elle vint passer une main derrière sa nuque, et l'attira à lui pour un baiser, tout d'abord timide, comme teinté de l'appréhension de la rencontre nouvelle, puis plus fougueux. Ils s'embrassèrent encore et encore, pendant un temps qui sembla filer à toute vitesse, oubliant le monde extérieur.

Ils n'y revinrent que lorsque le jeune homme sentit une poussée sur son épaule : ouvrant les yeux, il se rendit compte que sa monture était venue lui donner un petit coup de museau. Il commença à rire doucement, et regardant sa compagne, vit qu'elle aussi partageait son amusement. Tous deux se tombèrent à nouveau dans les bras, incapables de s'arrêter, comme par besoin d'évacuer toute la tension accumulée. Ce fut elle qui, la première, reprit la parole : « Friedrich, loin de moi l'idée de vouloir me débarrasser de vous, mais je crains que votre destrier ne demande également votre attention...

— Bien sûr, je vais m'occuper de ce pauvre cheval, mais si je puis me permettre, après avoir été menacé à la rapière, je ne suis pas sûr que le respect de l'étiquette soit encore de rigueur. Aussi je crois, Damoiselle Estelle, que tu as beaucoup de choses à me raconter. »

Malgré sa déclaration précédente, il éprouvait des difficultés à appliquer ses propres préceptes. Ainsi, dès qu'il se fut rendu compte qu'il avait tutoyé la jeune femme, il s'empourpra et demeura silencieux. Celle-ci, aussi mal à l'aise que lui, n'osait rien dire. La bride à la main, il se tourna vers elle et reprit : « Alors, allons-nous rester ici, au milieu de ce chemin, à attendre la tombée de la nuit ? Peut-être devrions-nous trouver un abri avant que nous ne nous soyons transformés en bonshommes de neige ?

— Eh bien, commença-t-elle, j'ai conscience que cela peut sembler étrange, mais je connais un endroit à quelques lieues où nous pourrions nous mettre à l'abri. Mon cheval m'attend non loin de là ».

Après avoir récupéré ladite monture, ils chevauchèrent côte à côte, en silence, empruntant d'étroits chemins perdus dans la végétation, et s'éloignèrent de plus en plus de la piste. Il se laissa guider, espérant qu'elle saurait lui indiquer la direction pour repartir, et surtout qu'elle savait où elle allait. Au terme de leur chevauchée, ils arrivèrent dans une petite clairière, au milieu de laquelle se dressait une petite cabane, juste à côté d'un petit ruisseau. La jeune femme mit pied à terre, avant d'attacher son cheval à un arbre en lui laissant suffisamment d'allonge pour qu'il pût brouter à son aise les pousses d'herbes aux alentours. Il l'imita, détacha les sacs de selles, et la suivit jusqu'à la porte. Elle sortit une clef de sa poche, la fit tourner dans la serrure, et après avoir tapé ses pieds sur le palier, entra. 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant