Capitulum Quinquagesimum Quartum

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La vie sans Theodora n'était plus la même. Ses plaisanteries, son sourire, et son côté protecteur leur manquaient terriblement, mais comme ils se l'étaient promis le jour de ses funérailles, tous les membres de la famille tentèrent de profiter de chaque instant. Apolline poursuivit ses études en arts plastiques : ayant commencé à apprendre la peinture en plus du dessin, elle continuait de recevoir l'enseignement difficile, mais formateur de Maître Deschamps. De plus, elle s'initiait depuis quelques années déjà à la technique vocale auprès de son père. Maintenant que le comte était officiellement chanteur et connu de son public sous son véritable nom, il lui était beaucoup plus aisé de l'emmener avec lui. Ainsi, un jour, elle eut l'occasion de revoir Camille Dubois et les collègues de son père qui, cette fois-là, après l'avoir accueillie avec la même bonne humeur, se regardèrent avec connivence et lui proposèrent de l'accompagner pendant qu'elle chanterait. Jouer de la basse de violon lui était désormais presque naturel, mais la jeune femme était loin de posséder la même confiance en elle en termes de chant.

Leur insistance bienveillante la convainquit de monter sur scène : elle pouvait bien leur offrir ce plaisir, d'autant plus que ce serait une manière honnête de les remercier pour leur si grande gentillesse. La nervosité l'empêcha de remarquer la présence de Magdelaine, une jeune hautboïste qui la regardait cachée derrière un rideau de cheveux noirs, assise dans un coin en train d'entretenir son instrument. La demoiselle, les joues en feu, et les iris d'un bleu myosotis au fond desquels brûlait une flamme nouvelle, reposa son hautbois dans sa boîte, afin de mettre de côté quelque distraction que ce fût, et de focaliser toute son attention sur la jeune chanteuse qui lui faisait face. Bien qu'elle fût déjà venue quelques fois, c'était la première qu'elle entendait la violoniste chanter.

— Connaissez-vous l'œuvre de Heinrich Schütz ? Kleine geistliche Konzerte II, Opus 9 ? demanda-t-elle à la cantonade, avec une prononciation allemande parfaite.

— Nous pouvons essayer, quel motet ? s'enquit le théorbiste, tandis qu'un hochement de tête général marquait leur assentiment.

O Jesu nomen dulce, est-ce possible ?

— Tout ce que tu voudras, Mademoiselle Apolline ! répondit-il avec un sourire.

Le silence se fit dans la salle, toutes les paires d'yeux se tournèrent vers elle. Avant de commencer, elle demanda un peu d'eau pour humecter sa gorge sèche : sa voix était assez grave, douce, suave. Après avoir vidé le gobelet qu'on lui tendait, elle ferma les yeux, et prit quelques secondes pour se concentrer : sa poitrine se soulevait et s'abaissait au rythme de ses respirations, contribuant encore davantage à accentuer la couleur du visage de son admiratrice qui virait à présent au cramoisi. Lorsqu'elle commença à chanter, sa voix pure et si ronde lui évoqua celle d'un ange : s'il fallait reconnaître que jamais une quelconque ange ne s'était présentée devant elle, et n'avait par conséquent laissé entendre le timbre de sa voix, nul doute que si les êtres célestes, par un heureux hasard, étaient venues poser le pied sur la Terre, c'était à Apolline qu'elles auraient ressemblé, car Dieu les aurait créées à son image.

L'air, simple en apparence, demandait une maîtrise technique hors du commun : les longues notes devaient être tenues avec le même volume du début à la fin et coupées au bon moment, ce qui nécessitait de savoir gérer ses respirations et son souffle, de contrôler sa posture, de détacher suffisamment les notes pour que l'oreille les reconnût sans les piquer, et de connaître suffisamment bien sa partition pour anticiper les changements de rythme, mais la plus grande difficulté résidait dans le fait de donner du sens à ce chant dont on pouvait aisément se lasser à causer des motifs répétés de sa mélodie. Pourtant, avec une maestria exceptionnelle pour son âge, l'angélique artiste sut donner du corps et de la vie à cette œuvre, à tel point que le monde sembla s'estomper et que le temps se figea : la lumière des bougies accentuait la brillance de ses cheveux d'or, et projetait autour d'elle l'ombre de sa silhouette envoûtante et mise en valeur par la robe qu'elle portait. Une pensée honteuse traversa la jeune instrumentiste lorsque ses yeux s'égarèrent sur ses hanches, pensées qu'elle s'empressa de chasser aux confins de son esprit troublé. Contrairement aux autres femmes, celle-ci n'avait pas besoin d'artifices pour être belle.

Paraissant plus à l'aise à mesure que les notes s'égrainaient, la jolie demoiselle promena sur l'assemblée un regard vert océan dans lequel elle se serait volontiers noyée, tout absorbée qu'elle était par le mouvement de ses lèvres fines et légèrement rosées. De sa bouche déclose s'envolaient les notes qui, à cet instant, n'étaient destinées qu'à elle : comme touchée du bout de la voix, elle les sentit s'insinuer en son sein et se frayer un chemin jusqu'au fond de son cœur, puis se laissa envahir par une douce chaleur, tout d'abord dans son cou, sa poitrine, jusqu'à son ventre ; bouleversée, elle ne sut que faire de cette sensation nouvelle. Formulant muettement des mots dans l'obscurité, elle lui répondit en espérant secrètement que la douce Muse les reçût.

Hélas, ce moment divin trouva sa fin lorsque l'écho de la dernière note fut suivi d'un tonnerre d'applaudissements qui l'arrachèrent brutalement à sa rêverie. Elle les imita, et ses battements de mains furent si enthousiastes que la jeune femme blonde tourna la tête vers elle et lui sourit doucement, contribuant à faire fondre un peu plus son cœur dont les battements auraient aisément surpassé en rythme et en puissance les Tambours des Gardes-Françaises. Elle voulut se lever pour la féliciter, mais à son plus grand dam, le théorbiste qui l'avait accompagnée, bien plus proche, fut plus rapide. À les voir échanger avec autant de facilité et de familiarité, elle se renfrogna et serra la mâchoire, pestant intérieurement contre cette injustice. Camille Dubois s'approcha de la fille de son ancien partenaire, lui adressant moult compliments avec le naturel apporté par l'habitude, que celle-ci accepta, non sans protester avec sa modestie coutumière. Puis, lorsqu'elle lui fit signe de venir, son cœur faillit rater un mouvement, et laissant son instrument, elle s'approcha, les jambes flageolantes, de l'objet de sa convoitise. La jeune noble était réellement magnifique, de près, mais aussi beaucoup plus impressionnante : devant son mutisme, la quadragénaire se permit de la présenter : « Apolline, vous n'avez jamais eu l'occasion de jouer ensemble, mais je te présente ma fille Magdelaine, hautboïste, du même âge que toi ». Loin de la soulager, l'intervention de sa mère avait au contraire attisé ses appréhensions. Elle réussit toutefois à bégayer quelques mots, que sa ravissante interlocutrice écouta avant de la remercier avec un sourire des plus délicieux. Gênée, elle ne parvint pas à ajouter quoi que ce fût, et n'ayant pas envie de passer pour une idiote, s'en alla donc rejoindre son instrument, le cœur tambourinant dans sa poitrine, et la tête pleine de celle qui avait mis le feu à sa mémoire. 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant