Capitulum Tricesimum Septimum

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Au terme d'une entrevue courte, mais intense, ils repérèrent Theodora, en grande conversation avec un groupe de courtisanes. Celle-ci, impeccablement vêtue, s'insérait parfaitement dans le cadre présent, tant au niveau de la conversation que de l'habillement. En les apercevant, elle leur fit un signe discret de la tête, les invitant à les rejoindre, à la suite de quoi ils prirent congé de la duchesse qui, d'une indulgence amusée, les enjoignit à ne pas faire attendre la vicomtesse plus que nécessaire. Pleins de gratitude, les deux membres du jeune couple les saluèrent bien bas, avant de marcher vers le petit groupe. Lorsqu'ils furent parvenus à sa hauteur, la Vicomtesse les présenta : « Voici mon frère Frédéric d'Ansèle, accompagné de son épouse, Estelle ». Puis, en les désignant tour à tour d'un geste de la main, elle leur présenta ses amies.

« De gauche à droite : la baronne Françoise Absolut de la Gastine, venue d'île de France, Juliette Desgrées du Loû, originaire de Bretagne, Emilie Huet de Froberville, originaire d'Orléans, Antoinette de Rougé, écuyère angevine, Marianne Pellerin de Plainville, baronne venue du Béarn, et Louise Tardy de Montravel, vicomtesse venue d'Auvergne ».

À leur grande surprise, toutes avaient encore leurs cheveux naturels, coiffés en chignons serrés, ou cascadant librement sur leurs épaules. Theodora vanta leurs mérites, ainsi que celles de son frère, puis les plus proches s'écartèrent pour leur laisser une petite place dans le cercle, où tous continuèrent à converser. Le jeune homme reçut de nombreux compliments de la part des demoiselles présentes sur l'importance de sa fonction, et les qualités qu'il fallait avoir pour assumer la gestion de la diplomatie avec un si puissant voisin, sans réellement s'intéresser à Elster, à peine quelques questions sur ses origines et sur sa vie à la cour.

Par la suite, la nouvelle baronne apprit que l'accueil qui lui avait été réservé par les courtisans, et particulièrement les courtisanes, était plus que mitigé : il était inconcevable que la jeune femme, inconnue de tous et bien trop différente, appartînt de quelque manière que ce fût à la noblesse, et à ce prétexte qui en valait bien un autre, les nobliaux avaient encommencé une longue et vaine croisade dans l'unique but de la fustiger de toutes parts. Des recherches avaient même été entreprises afin de déterminer la pureté de son sang. Ainsi, une personne portait bien son nom : Alexander von Straussberg, mais aucun de ses enfants n'était réputé s'appeler Estelle ou porter un quelconque prénom qui y ressemblât un tant soit peu.

D'aucuns élaborèrent des théories selon lesquelles elle ne pouvait être qu'une fille de mauvaise vie, ou une fille de joie. Et les bruits commencèrent à courir, si bien que le couple ne fit plus d'apparitions publiques. Tous doutaient qu'elle fût aristocrate, et la conspuaient pour leur avoir menti. C'est Theodora qui, grâce à ses amies et à leur réseau de connaissances, obtenait ces informations, qu'elle devait à sa parfaite intégration au sein des cercles mondains. Cependant, le jeune couple avait toujours du mal à croire comment il était humainement possible d'être si bien intégrée au monde de la noblesse et de la cour, en respecter tous ses us et coutumes, et être aussi adorable et détachée des convenances dans le cadre privé. Aucun des deux ne le pouvait réellement, en raison de l'excessive difficulté de se cacher, de taire ce qu'était leur véritable personne, de renoncer même momentanément à leurs convictions, et d'autant plus pour son jeune frère, qui, encore à ce jour, continuait à se produire sous la protection de son masque. L'obligation de mentir à tous était à l'origine d'une grande souffrance, insupportable. Et il était également difficile de demander à Elster, de basse extraction, mais qui également avait vécu auprès des petites gens pendant des années, de se sentir à l'aise dans un environnement dont les membres, ainsi que des oiseaux de proie, consacraient l'essentiel de leur temps à trouver prétexte, même le plus infime, pour cracher sur tout ce qui leur passait à portée de bec.

Bien qu'y ayant grandi, le baron et la toute nouvelle baronne commençaient à peine à comprendre comme la société fonctionnait réellement. Bien naïvement, ils avaient cru en l'existence d'une majorité de personnes qui auraient à cœur d'entretenir des rapports sains avec leurs semblables. Mais ils furent vite détrompés par le rude choc entre leurs idéaux et la réalité : tout tournait autour de la lignée, de la race, de telle sorte que tout ce que pouvait faire un individu ressurgissait sur sa descendance. Ainsi, de même que les caractères physiques et les possessions se transmettaient de père en fils et de mère en fille, les valeurs morales également semblaient pouvoir s'hériter. Chacun s'efforçait alors, au prix de lourds sacrifices humains comme matériels, d'être fidèle aux valeurs de sa maison, transmises de génération en génération, afin que sa descendance naquît toujours dans une condition plus favorable que la sienne propre, qu'elle disposât dans ses manches d'atouts supplémentaires au moment de commencer une partie du jeu de la vie.

Certains, comme Maître Bernardin, avaient parfois l'occasion, par leurs exploits ou par leurs hauts faits, d'être anoblis et dès lors admis au sein du cercle très fermé de l'aristocratie dont les membres, bien que réticents à l'égard de cette pratique, au moins la toléraient. Tous évidemment savaient que leur famille, un jour, avait fait partie de la roture avant de manger à la table des puissants, mais essayaient de l'occulter, de le repousser aussi fort qu'ils pouvaient dans un coin de leur esprit, au point d'en faire une fable lointaine et entourée de mystères. À tel point qu'émettre le moindre doute sur l'authenticité de cette légende fondatrice était, pour des personnes obsédées par la pureté du sang et par l'ancienneté de leur lignée, une des plus grandes insultes qui pût exister. Cela revenait à affirmer que tout le prestige dont ils se drapaient ne reposait sur rien d'autre que du vent, ce que chacun savait, mais n'aurait jamais admis devant témoin. Certains investissaient ainsi tout leur temps et leur énergie à retracer leur arbre généalogique afin d'y glaner la moindre goutte de sang pur et bleu dont ils pourraient se rengorger, et se vanter devant autrui de sentir battre au creux de ses veines l'humeur la plus noble. Toutes les existences se mesuraient à l'aune de l'échelle sociale, et les soupçons qui pesaient sur Elster impliquaient, s'ils étaient avérés, de mêler la bassesse et l'abjection roturière à la grandeur et au sublime de la lignée von Amsel.

Cependant, ils comprirent, et Dieu savait que ce fut difficile de le concevoir, que la vie à la cour revenait à concourir dans une course dont la durée s'étalait sur toute une vie, voire sur plusieurs générations : les plus puissants tentaient d'intriguer pour se rapprocher du Roi, et eux-mêmes étaient approchés par d'autres, moins grands, et ainsi de suite jusqu'aux plus bas degrés. Il s'agissait d'une armée de charognards qui se pressaient autour d'une table, usant de compliments hypocrites, d'un conformisme crétin, et n'hésitant pas à recourir aux plus viles stratégies pour s'élever, quitte à prendre leurs congénères comme point d'appui, à marcher même sur des phalanges tendues et à se délecter de la chute de leur propriétaire, laissant résonner dans le vide les quelques mots insignifiants de leur vain et ultime appel à l'aide, pour espérer, par leurs courbettes, recevoir ne fussent-ce que des miettes.

Fort heureusement, Friedrich et Elster pouvaient compter sur leurs proches et sur leur soutien, pour avoir le courage et l'énergie de sortir encore et de se présenter à nouveau à la face du monde qui, ils le savaient, cachait derrière de faux sourires et des compliments aussi hypocrites qu'insipides, une rancœur profonde qui n'avait d'autre motivation que la haine de la différence ainsi que de tout écart envers l'ordre établi. La manière de s'habiller de l'ancienne voleuse, loin des standards de la mode de ses contemporains, la rendait coupable d'un cruel manque de goût. Personne pourtant ne trouva rien à redire sur sa beauté, et si d'aucuns parmi les plus téméraires blondins, encouragés par la perspective d'une conquête facile, rompirent leur nez et leur réputation dans l'entreprise ardue de la séduire, beaucoup affirmèrent, probablement par jalousie, qu'elle avait usé de ses charmes pour corrompre le jeune ambassadeur, et qu'elle usait de sa nouvelle influence pour tenter de prendre leur place, celle qu'ils avaient méritée et qui leur revenait de droit. Friedrich lui-même, quoique dans une moindre mesure, fut touché par l'animadversion générale.

Après avoir vainement tenté de se mêler aux cercles mondains, et vu s'émousser toute velléité de s'intégrer contre la mauvaise volonté de leurs membres à les intégrer en leur sein, les deux jeunes gens choisirent de se retirer loin de cette futile et épuisante agitation. Ainsi, sauf à de rares occasions où il n'était pas socialement acceptable de refuser, ils se montrèrent le moins possible, et vécurent sans prêter attention aux rumeurs qui couraient. Finalement, pourquoi passer du temps avec des personnes qui, de toute manière, ne les appréciaient pas ? 

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