1673
Friedrich attendait, raide comme un piquet, devant le bureau de Sa Majesté. Malgré la présence d'une chaise contre le mur, il n'osa s'asseoir et poursuivit sa vaine tentative de compter les motifs des tapisseries. Cela faisait quelques années déjà qu'il n'avait pas eu l'occasion de le rencontrer, et malgré tous les signes susceptibles de pencher en sa faveur, il craignait la réaction du souverain face à sa décision. Pour mettre toutes les chances de son côté, il avait préparé un discours qu'il connaissait sur le bout des doigts, mais qu'il ne put s'empêcher, pour tromper l'attente, de répéter dans sa tête. En effet, les jours précédents, et ce jusqu'à la veille au soir, Elster, Theodora, ainsi que quelques serviteurs zélés s'étaient portés volontaires pour être son public et ses conseillers, afin de le préparer à cette entrevue. Sans oublier le soutien inconditionnel que son aînée et son épouse avaient manifesté lorsque, plus de fois qu'il était humainement possible de compter, il avait interrogé son projet. Et à combien de reprises avaient-elles dû le ramener dans le droit chemin lorsque, pris de panique, il avait déclaré vouloir tout arrêter et abandonner ses rêves par crainte de l'inconnu ? Dans les bons comme dans les mauvais moments, les deux jeunes femmes avaient toujours été là, riant avec lui lorsque, pris d'une soudaine inspiration, et ressentant le probable besoin de souffler un peu, il s'était coiffé d'une serpillière — sèche et propre, fort heureusement — empruntée quelques instants plus tôt à une pauvre servante qui passait par là, l'interrompant ainsi dans son ménage, avant de déclamer d'une voix forte et dramatique un discours aussi drôle que farfelu en imitant à la perfection la démarche royale. Le silence qui s'ensuivit dura quelques longues secondes, mais le malaise provoqué par le « crime de lèse-majesté » avait été rapidement remplacé par un fou rire général qui avait fait du bien à tout le monde, y compris aux serviteurs présents qui avaient imputé cette outrecuidance à l'âge du jeune maître. Les mœurs étaient bien moins strictes depuis que le Chevalier Konrad von Amsel était décédé, suivi quelques années plus tard par son épouse Brünhilde von Schaft. Contrairement à ce qu'on eût pu penser, c'était elle qui dirigeait la famille et garde à quiconque se mettait en travers de son chemin ou osait s'opposer à ses directives. Celle-ci, par son décès, avait transmis non seulement l'ensemble des possessions familiales, mais également son titre à sa fille aînée qui était ainsi devenue Comtesse et cheffe de la famille, puis cette dernière avait à son tour laissé le sien à son frère cadet, second dans l'ordre de succession, ce qui lui convenait parfaitement, n'ayant aucune velléité en ce sens.
Celui-ci fut extirpé de ses souvenirs par la voix du chambellan, qui l'invitait à entrer d'un geste gracieux en direction de la porte. Le roi était assis à sa table de travail qui, sans commune mesure avec celle de Monsieur Bernardin, était cependant rangée, ce qui laissait entendre que Sa Majesté, en dépit de l'image superficielle qu'elle donnait ou voulait se donner, avait le sens de l'organisation. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas vu en personne, étant donné qu'il faisait l'essentiel de ses rapports au Chevalier. Mais bien qu'il en ignorât le motif, Sa Majesté avait tenu à le rencontrer en personne. Celui-ci avec les années était devenu un grand homme au visage sévère, plus à même d'inspirer la crainte et le respect à ceux qui se trouvaient sous son autorité, loin de l'enfant qu'il avait rencontré lors de sa nomination, dont on pouvait toutefois retrouver quelques traits si on y prêtait suffisamment d'attention. Ses cheveux, beaucoup plus longs, cascadaient en boucles sur ses épaules, ses joues étaient légèrement rosies, et une fine moustache couvrait le dessus de sa lèvre. Dans un strict respect de l'étiquette, Friedrich resta debout et attendit que son royal interlocuteur prît la parole. Il fut surpris par le ton plein d'assurance du souverain lorsqu'il l'apostropha : « Vicomte d'Ansèle, nous ignorons si votre mémoire conserva aussi bien que la nôtre le souvenir de la première fois où nous vous rencontrâmes : nous vous avions demandé de ne point nous décevoir, et force est de constater malgré votre jeune âge que depuis votre prise de fonctions jusqu'à aujourd'hui, avec une carrière pavée de hauts faits, vous ne nous offrîtes aucune occasion de vous blâmer de quelque manière que ce fût, résolvant avec brio les problèmes les plus complexes et dénouant les conflits comme s'il s'était agi de délacer vos souliers, et nous devons avouer en être presque désappointés. En effet, nous n'avons ainsi aucune raison, ou devrions-nous dire, aucun prétexte afin de vous garder à notre service plus longtemps. Vous n'êtes pas sans savoir, Ambassadeur, que peu de nos sujets peuvent se targuer de recevoir de tels compliments. Cela signifie que vous les méritez vraiment, et c'est avec regrets que nous vous laissons partir. Cependant, il y a une condition : si vous prenez la décision de quitter notre service diplomatique, vous avez à présent le devoir de réussir et de vous épanouir dans la voie choisie. J'y veillerai personnellement ». Ému par les paroles qu'il venait d'entendre, Friedrich en avait oublié son discours. Il lut dans l'attitude de son interlocuteur que la discussion était close, aussi il n'ajouta rien. Après ces derniers mots à l'allure anodine, mais en réalité lourds de sens, l'ancien diplomate salua son roi, et se retira.
Et le souverain tint parole : le soir de la première représentation de Cadmus et Hermione au Faubourg Saint-Germain, opéra dans lequel il interprétait le rôle de Mélisse, il eut la surprise de voir qu'il s'était déplacé jusqu'à la capitale, et malgré ses applaudissements mesurés ainsi qu'il seyait à son rang, le regard qu'il posa sur lui — bien différent de ceux qu'il réservait à Mademoiselle de Castilly, sa partenaire à la scène et interprète de Palès — exprimait la joie et l'admiration. Par un billet qu'il lui adressa quelques jours plus tard, l'artiste y lut les félicitations du roi, très satisfait par l'extraordinaire prestation du chanteur. Bien que fortement touché par les compliments, les seuls qu'il attendait réellement étaient ceux de son épouse Elster, la plus fervente de toutes ses admiratrices, et qui, après avoir investi tant de temps et d'énergie dans son apprentissage, avait été récemment acceptée par l'exigeant Jean-Baptiste Lully comme continuiste au sein des Vingt-Quatre Violons du Roi.
En guise de célébration, Friedrich s'improvisa amphitryon et remonta de la cave une bouteille de vin onéreux dontl'étiquette poussiéreuse semblait suggérer une origine méridionale. Après la périlleuse manœuvre d'ouverture, ils versèrent le liquide dans des verres en cristal, avant d'en admirer le contenu à la lumière des lustres. Immédiatement, un bouquet assaillit leurs narines, avec des arômes de miel, de fleur d'acacias et de pêches. La robe était d'une flavescente couleur, jaune paille avec des reflets dorés, on eût dit de l'ambre liquide. En penchant le verre, quelques larmes se formèrent, signe d'un vin très liquoreux. Enfin, en le portant à leurs lèvres, ils laissèrent le liquide rouler sur leur langue et sur leur palais, dégageant de nouveaux parfums de mirabelles, d'agrumes confits, et d'épices, avant de se frayer un chemin jusqu'à leur gorge. Bien que relativement peu fort, le sucre contenu dans le vin rendait celui-ci facile à boire et par voie de conséquence favorisait l'ivresse. Alors que la bouteille ne contenait déjà plus que la lie, les joues légèrement roses, Friedrich regarda son épouse avec tendresse puis leva son verre une nouvelle fois avant de déclamer d'une voix à l'élocution fluctuante :
Ô toi dont les lèvres douces et fruitées, charnues comme une pêche mûre,
Auxquelles je viens me pendre dans ma quête d'ivresse,
Répondent au grain de ta peau soyeuse et veloutée,
Toi, fraîche, franche, élégante, enjouée, épanouie,
Femme à l'âme douce et généreuse, ainsi qu'un splendide bouquet,
Aux pensées nobles, distinguées aussi bien que légères,
Qui répond vertement et sans larmes aux propos acerbes des austères.
Toi qui valses à pas souples sous un tendre voile de dentelle,
Tu te meus suavement dans cette belle robe,
Puis de ta voix ronde, chaude et pleine,
Chantant jusqu'à l'apogée des notes boisées,
Tu distilles un philtre au charme puissant.
La jeune femme, sans le quitter des yeux, murmura : « Je ne te savais pas si inspiré par Bacchus. En tout cas, je suis flattée que tu chantes mes louanges en buvant un si bon vin », avant de déposer un baiser sur sa joue. Délicatement, elle prit le verre des mains de son amoureux, le posa sur la table de chevet, puis envoya le sien le rejoindre non sans l'avoir vidé d'un trait. Ceci fait, la jeune femme que la boisson semblait rendre joyeuse, avait en plus de ses joues roses, une étrange lueur dans le regard. Ses coruscants orbes noisettes semblaient inéluctablement l'attirer. Leurs lèvres se rencontrèrent, longuement, et à la lumière des étoiles et du Clair de Lune, l'ivresse de la boisson se mêla bientôt à l'ivresse des sens.
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Mascarade
Fiction HistoriqueDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...