Capitulum Vicesimum

113 17 55
                                    

Le regard surpris que les deux jeunes gens échangèrent fut accompagné d'un silence coupable. Elster le brisa la première et, bien que la question eût été posée au jeune homme, y répondit : « Elster von Straussberg », tout en se préparant mentalement à déployer tous ses talents de comédienne pour affronter jusqu'aux dernières interrogations du circonspect serviteur. Pourtant, à sa grande stupéfaction, l'intendant hocha la tête d'un air satisfait, les informa que la rencontre avec l'empereur aurait lieu après l'office, puis tourna les talons avant de refermer la porte derrière lui.

***

Le regard curieusement posé sur les détails de l'architecture, Friedrich passait le temps et trompait son ennui. Il admirait le dôme dont les jointures avaient été habilement dissimulées afin de donner l'illusion d'une continuité avec la façade. Le plafond couleur ivoire était laissé nu, et des colonnes de marbre de style grec soutenaient le lourd plafond. Sur les murs, quatorze tableaux surplombés de nombres romains retraçaient les étapes de la via Crucis, de la condamnation du Christ jusqu'à la mise au tombeau de son corps. Le jeune homme n'écoutait que d'une oreille distraite la harangue du prêtre, et préférait étudier les marques dans le bois du banc qui lui faisait face. L'endroit était magnifique, mais comment avait-il été possible d'amasser autant de matériaux précieux ? Ses questions, comme à l'accoutumée, restèrent orphelines, faute de personne pour lui répondre.

À côté de lui, il sentait la présence d'Elster. Son parfum délicat venait chatouiller ses narines. Celle-ci, immobile dans sa cape sombre et déployant des trésors de patience, faisait mine d'écouter le sermon du prêtre, feignant la piété, ou plutôt la bigoterie, avec une telle conviction qu'il s'y serait aisément laissé prendre s'il ne la connaissait pas. Il était heureux d'être avec elle, mais eût préféré se trouver ailleurs — dans quelque autre endroit que ce fût, pour être exact —, à marcher à ses côtés sous un firmament constellé de perles d'argent, dont la voix les inviterait à contempler le ballet de ce carrousel onirique. Il poussa un soupir, en espérant que personne ne l'entendrait, et reprit son exploration visuelle de la chapelle. Après un temps indéterminé, il fut interrompu par le bruit provoqué par les fidèles qui se levaient. Plus brusquement qu'il l'aurait voulu, il se leva à son tour. Le prêtre écarta les bras, avant d'entonner son antienne : « Kyrie Eleison, Christe Eleison, Kyrie Eleison. Erbarm dich über uns » en traçant le signe de croix sur sa poitrine, et l'assemblée de reprendre « Erbarm dich über uns » puis de se signer à son tour.

L'orgue joua un simple accord, G B G B D : non content de reconnaître les notes, il jeta un œil à l'organiste et fut surpris d'apercevoir de longs cheveux blonds cascader dans son dos. Il sourit. Ainsi, en Allemagne aussi, les femmes avaient le droit d'être maîtresses de chapelle. De chaque côté, cinq chanteurs approchèrent et se placèrent de part et d'autre de l'autel, pendant que le célébrant allait s'asseoir sur un des bancs en bois situés sur le côté. Cinq autres s'avancèrent au centre pour refermer la formation.

Ils se regardèrent, et comme un seul homme, inspirèrent avant de faire entendre leur psalmodie. Un doux psaume s'éleva dans la chapelle, porté par des voix de hauteurs différentes : les notes, longues, laissaient le temps aux oreilles de s'imprégner des accords, et de mieux apprécier la mélodie de ce chœur qui semblait tout droit descendu du firmament. Leurs grandes aubes blanches accentuaient cette impression. Le jeune homme connaissait par cœur chaque inflexion de la mélodie, et c'est les yeux clos qu'il se laissa bercer par l'hymne.

Puis les cinq chanteurs placés derrière l'autel s'avancèrent, et vocalisèrent une nouvelle mélodie, cette fois-ci portée par leurs seules cordes vocales. Si le texte le laissait indifférent, il était transcendé par l'ensemble si harmonieux de leurs voix. Il les regardait avec une grande admiration, et s'attarda sur celui de droite dont la hauteur était la plus élevée : son timbre, bien que similaire au sien, était légèrement différent, un petit peu moins rond. Cette variation presque imperceptible n'échappa pas à Friedrich qui devinait sous son col l'absence de sa pomme d'Adam, et eut un pincement au cœur en pensant à l'horrible mutilation que son confrère avait probablement subie pour avoir une sonorité comme celle-ci. Sa voix comptait parmi les plus belles de toutes, mais à quel prix ?

Sa mâchoire se crispa, une larme perla au coin de ses yeux, et ce n'est que lorsqu'il sentit une main tenter de s'insinuer dans la sienne, qu'il se rendit compte qu'il serrait les poings à s'en faire blanchir les jointures : elle le regardait avec un air inquiet, et caressait doucement ses doigts, comme pour dire « Je suis là, ne l'oublie pas ». Il la lui serra en retour, avec un hochement de tête entendu plein de gratitude. Elle était formidable : ils n'avaient pas besoin de mots pour se comprendre. Ainsi, le temps s'écoula, imperturbable, tandis que naissait en son sein un profond désir, celui de rencontrer ce jeune homme qui, bien que différent, semblait pourtant suivre le même chemin.

Note : dans la gamme allemande, les notes vont de C à H, un peu comme dans la gamme anglo-saxonne, mais H est un si et B est un si bémol. 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant