Les deux demoiselles, animées par la même passion de la musique, furent amenées à se revoir, dans le cadre des répétitions de l'orchestre, mais également en dehors, notamment lors de visites de Camille à la résidence des von Amsel, au plus grand bonheur de la jeune hautboïste qui avait le droit de l'accompagner. Et pendant que sa mère s'entretenait avec le couple, elles pouvaient vaquer à d'autres occupations, ce qui lui donnait l'opportunité de se retrouver seule avec elle. Les débuts furent hésitants, en partie à cause de la gêne de Magdelaine qui ne savait comme il convenait de s'adresser à une aristocrate, mais pas seulement. En effet, bien qu'elle eût tenté par tous les moyens de réprimer ses transports, et aussi fort qu'elle eût prié le Seigneur, elle ne parvenait pas à les ignorer ni à empêcher la jeune vicomtesse de hanter la moindre de ses pensées, jusqu'à venir marcher dans ses rêves. Se tenir à ses côtés l'emplissait de joie, mais aussi de culpabilité, comme si elle devait à tout prix cacher ce honteux secret au plus profond d'elle-même, sous peine d'être désavouée par sa famille, par celle qu'elle aimait, et d'être brûlée sur la place publique comme une hérétique. Comme il lui était excessivement difficile de cacher ces indomptables éprouvés, elle pria pour que personne ne le sût jamais, et qu'en la voyant si troublée, la jeune femme en imputât la faute à son tempérament naturellement timide.
La hautboïste avait eu la chance de développer, grâce à sa mère, une solide érudition, et trouver un sujet de conversation avec la vicomtesse n'était pas difficile : loin de se restreindre à leur pratique instrumentale, elles prenaient plaisir à confronter leurs points de vue sur toutes sortes de thématiques, jusqu'à se perdre parfois en arguties qui, à défaut d'être rapides, faisaient appel à la finesse de leur esprit. Elles pouvaient consacrer des heures au débat dans la bibliothèque, délaissant les chaises au profit de la station debout, car le mouvement, selon elles, tonifiait le corps, stimulait l'imagination et par-là, favorisait la réflexion. Dans ces moments-là, la jeune roturière en oubliait toute retenue et se lançait à corps perdu dans le débat du jour :
« Si nous considérons l'hypothèse selon laquelle toute personne, quelle qu'elle soit, possède, indépendamment de la carnation de sa peau, ou de la hauteur de sa naissance, le droit de disposer d'elle-même, les arguments en faveur de l'asservissement, tel qu'on peut le retrouver exempli gratia dans le Nouveau Monde, en deviennent caducs. Dès lors, vous n'êtes plus en position d'ignorer les tenants et aboutissants posés par une telle perspective, et...
— Vous reprenez mes arguments, à présent ? » minauda la vicomtesse, espérant ainsi détourner le sujet de la discussion.
Peu dupe par son manège, et avec un aplomb surprenant, Magdelaine rétorqua, un sourire aux lèvres : « C'est un bien modeste hommage, et un immense honneur, m'amie, que de pouvoir donner davantage d'écho à votre verbe », avant de se fendre, très dramatique, d'une révérence exagérément accentuée. Lorsqu'elle se redressa, elle ne put retenir son amusement, et toutes deux éclatèrent de rire.
Loin de réciter tels quels les propos des anciens, quelques grands penseurs qu'ils fussent, ainsi que leurs parents le leur avaient enseigné, elles ne tenaient jamais rien pour acquis, faisant fuser leurs idées, rebondissant sur les remarques de l'autre, interrogeant jusqu'aux principes les plus élémentaires et ne s'arrêtant que lorsqu'elles étaient satisfaites par la conclusion. Cependant, la conclusion était souvent loin d'être définitive, et la fois suivante, elle servait de point de départ à d'autres échanges toujours renouvelés que leurs parents voyaient d'un très bon œil, fiers de cette émulation positive et formatrice.
Ainsi, elles passaient beaucoup de temps l'une avec l'autre : non contentes de répéter ensemble ou de déchiffrer voire de composer de nouveaux morceaux, elles jouaient parfois du clavecin à quatre mains ; au cours de leurs marches dans les jardins ou dans la nature, Magdelaine lui racontait avec passion et énergie les plus beaux épisodes de l'Histoire de France et d'ailleurs ; de plus s'étant découvert un goût partagé pour l'écriture, elles se lisaient mutuellement et la jeune noble, après avoir un jour lu le poème que son amie lui destinait, l'avait remerciée, le teint légèrement rosi, d'un baiser sur la joue ; elles avaient même parfois la permission d'aller passer une journée à la cabane dans les bois.
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Mascarade
Ficțiune istoricăDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...