Le lendemain matin, Elster émergea de son voyage au pays des rêves dans le lit à baldaquin qu'elle partageait avec son compagnon. Désireuse de s'y replonger, elle garda les yeux clos, s'efforçant de se mouvoir le moins possible, afin que Morphée revînt l'emporter, en vain. Le Dieu du Sommeil ne devait pas être dans de bonnes dispositions ce matin. Pestant en silence afin de ne point troubler le repos du jeune homme, elle le borda et sourit tendrement en le regardant dormir. Puis, faisant quelques pas en direction de la fenêtre, elle sortit sur le balcon admirer le lever du Seigneur des Astres qui, de ses habiles doigts, couvrait l'horizon de milliers de couleurs, ou plutôt de milliers de nuances d'ocre et de sang. Les aures faisaient danser les feuilles, en un doux bruissement, dans la lumière naissante du matin. L'air frais en cette période de l'année venait caresser sa peau, passant aisément à travers la dérisoire protection de son peignoir, mais loin d'en être importunée, elle trouvait le souffle d'Éole vivifiant. Les yeux fixés sur le jardin dont les fleurs semblaient l'appeler, elle s'étira en bâillant pour détendre son corps encore tout endormi. Enfin, après avoir jeté un dernier regard au paysage, elle passa l'encadrement de la fenêtre avant de la refermer derrière elle, et de se glisser aux côtés de Friedrich puis ferma les yeux.
Celui-ci, à sa grande surprise, se retourna et l'entoura de ses bras, avant de murmurer à son oreille d'une voix tout ensommeillée : « Alors, comme ça, non contente de laisser la voie libre au glacial Zéphyr, Mademoiselle est un ours ?
— Comment ça, un ours ? demanda-t-elle en se redressant, faussement vexée.
— Tu te serais entendue bâiller..., insista-t-il avec un grand sourire. Un ours doux, et mignon, j'en conviens, mais un ours quand même.
— Comme si Monsieur ne manquait pas de provoquer un tremblement de terre à chaque fois qu'il respire, s'il avait, d'aventure, la chance de s'ouïr, il se réveillerait immédiatement, craignant pour sa vie ! rétorqua-t-elle sur un ton très dramatique.
— Je ne ronfle pas, je ronronne », fit-il avant de croiser les bras sur sa poitrine.
Puis, lorsque la jeune femme s'approcha de lui pour apaiser les choses, celui-ci, sans prévenir, ouvrit grand les bras avant de les refermer tout en douceur : elle s'y laissa capturer avec plaisir, en riant à ses fausses menaces. « Et que ferait l'ours face au tremblement de terre, dis-moi ? ». Les deux roulèrent ensemble sur le lit, jusqu'à ce qu'elle les arrêtât au bord et les protégeât de la chute. Puis, profitant de cet instant de flottement, elle l'embrassa, baiser qu'il lui rendit, d'abord avec la même délicatesse, puis avec davantage de fougue.
Fort heureusement, personne n'avait eu l'idée de venir troubler le repos des amants et lorsqu'on les vit paraître à la porte de leur chambre, ils avaient pris soin de refermer boutons, peignoir, et de lisser les cheveux en bataille. Les chaussons qu'ils portaient aux pieds, caprices mondains toutefois fort pratiques, leur permettaient de marcher à l'intérieur sans avoir froid. En effet, en cette saison, malgré l'épaisseur des murs et la relative étanchéité des portes et des fenêtres, le fond de l'air pouvait être particulièrement froid et à moins d'avoir sa chambre juste au-dessus des cuisines, aucun stratagème pour conserver un peu de chaleur, qu'il fût sous forme de bouillotte, de boisson chaude, ou d'empilement de bonnets sur la tête, n'était à négliger. Certaines bouillottes, remplies de grains, pouvaient même être habillées comme des poupées ou des animaux, voire contenir des herbes odorantes pour diffuser leur parfum au cours de la nuit. Par ailleurs, leur usage comportait moins de risques que les grandes boîtes métalliques dans lesquelles il fallait verser des braises et que l'on emportait au lit : il suffisait d'avoir le sommeil agité pour en être tiré par une cuisante douleur au postérieur, lequel ne tarderait pas à se couvrir de cloques, incident fâcheux qui contraindrait son propriétaire à souffrir le martyre du frottement de ses vêtements, ou à exposer son séant meurtri à tous les regards. Ainsi, pour n'être point confronté à ce choix cornélien, la prudence exigeait de préférer la lavande ou une bonne couverte.
Malgré l'heure avancée, ils trouvèrent Theodora assise dans le salon, en face d'un copieux petit-déjeuner : une brioche tranchée attendait d'être beurrée et garnie de confiture, un pot d'eau chaude servait aux thés, tisanes, et autres infusions, un œuf à la coque fumant reposait dans un coquetier stylisé en forme de nid, entouré de languettes de pain de mie destinées à y être trempées, et quelques rares fruits disposés dans une corbeille donnaient de la couleur à l'ensemble. Dans l'âtre, quelques bûches se consumaient, léchées par de belles flammes orangées, et répandaient une chaleur bienvenue dans la pièce. Pas assez cependant pour ramollir la motte de beurre contre laquelle la vicomtesse se battait ardemment, armée de son seul couteau et de sa patience dont il ne restait pas grand-chose.
Elle fut interrompue dans sa surprenante croisade par d'étranges gargouillements qui provenaient du ventre d'Elster, laquelle n'avait rien avalé de solide depuis la veille. Plaquant les mains sur son ventre comme si cela pouvait retenir les bruits qui s'en dégageaient, elle releva les yeux pour croiser le regard de la jeune femme brune, qui semblait poser la question, sans la formuler à voix haute, de comment autant de bruit pouvait provenir d'un si petit corps. Cependant, la jeune noble eut la bienséance de ne pas le faire remarquer, et salua les deux nouveaux venus d'un geste de la main et d'un sourire, salut que ceux-ci lui retournèrent.
Soudain, la demoiselle affamée se remémora la conversation promise la veille au soir avant de se coucher, et dont elle ne connaissait pas la teneur. Un pressentiment lui souffla pourtant qu'elle devrait se préparer à aborder des pans de sa vie qui, pourtant, devaient rester secrets, elle se mit dans les dispositions nécessaires pour y répondre, en faisant usage du mensonge si besoin était. En effet, quelle qu'eût été l'attitude de sa bienfaitrice, elle n'était pas encore disposée à lui accorder sa confiance. Seules deux personnes connaissaient la vérité, et l'ancienne voleuse n'avait pas encore pour projet d'y ajouter une troisième.
En constatant que la jeune noble n'avait pas l'intention de poursuivre la discussion de la veille, elle put se détendre et goûter l'esprit libre de toute préoccupation au festin qui s'étalait sous ses yeux. Une fois repue, la peau de son ventre lui criait qu'elle ne pourrait supporter d'être tendue davantage, elle se plaça dans une position plus confortable qui lui éviterait de répandre le contenu de son estomac sur sa voisine, laquelle suggéra alors une promenade digestive.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...