Capitulum Sextum Decimum

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Bien qu'elle eût tenté de repousser ce moment en préparant le repas — et en refusant l'aide sincère mais alors malvenue de Friedrich —, Elster ne pouvait fuir éternellement le moment de parler et lorsqu'elle eut saupoudré la dernière herbe qu'elle pouvait décemment ajouter sans rendre le plat immangeable, elle dissipa l'expression grave peinte sur son visage et se força à sourire, avant de venir déposer les assiettes devant le jeune homme. En cet instant, elle savait qu'elle ne pouvait plus faire machine arrière. Ainsi, elle prit le temps de s'asseoir, comme pour gagner quelques secondes encore, et ce fut son tour de ne pas oser regarder son compagnon.

Lorsqu'elle releva la tête, elle prit une longue inspiration et commença : « Tu t'interroges, je le sais, sur ce qui est vrai ou non dans mes paroles. Alors, je vais tout te dire, mais avant tout, je tiens à ce que tu croies en l'authenticité de mes sentiments : je ne t'ai jamais menti à ce propos. Je te le jure ». Elle marqua une pause, et but à son gobelet comme pour se donner du courage, puis reprit : « C'est une longue histoire, si tu as toujours envie de l'entendre. »

Après un hochement de tête muet du principal intéressé, elle s'éclaircit la gorge et poursuivit : « Alors, tout d'abord, je ne m'appelle pas réellement Estelle, enfin si, mais pas exactement au sens où on l'entend habituellement. Je suis née dans une famille noble originaire de l'Outre-Rhin, d'une union illégitime entre Alexander von Straussberg et d'une gouvernante, mais ce dernier, comme tu peux peut-être t'en douter, ne m'a jamais reconnue. Ainsi, la seule chose que je tiens de lui est mon prénom : Elster. Je fus éduquée par ma mère, et par des précepteurs au domaine familial près d'Abbeville. Je dois toutefois reconnaître que si mon père n'a jamais investi ni temps ni énergie pour mon éducation, il a scrupuleusement payé tous mes professeurs et subvenu à mes besoins matériels. Ainsi, j'ai appris tout ce qu'une demoiselle de mon rang, bien que bâtarde, se devait d'apprendre ; mais il y a quatre ans de cela, ma famille, tombée en disgrâce, s'est retrouvée sans le sou. Refusant d'entrer dans les ordres, je me suis enfuie sans dire au revoir à personne. Depuis, je vis seule ici, dans cette petite cabane que j'ai retapée de mes propres mains près de la rivière, avec un potager, et avec ce que je peux trouver dans les villages alentour. Alors, je ne suis pas exactement la demoiselle noble et pure que tu as rencontrée, et je ne gagne pas forcément ma vie de manière très honnête ».

Cet aveu lui coûtait, elle était incapable de soutenir le regard du jeune homme, qu'elle devinait inquisiteur. Dans une tentative désespérée pour changer de sujet, elle lança d'un air faussement enjoué : « D'ailleurs, je crois savoir que tu as aussi des choses à cacher : lorsque tu as chanté avec moi, tu as fait une bien piètre performance comparée à ce que j'ai eu l'occasion d'entendre au théâtre, n'est-ce pas, Signore Giovanni Carestini ? ». Devant son air ahuri, elle reprit quelques notes de l'air : « Pur ti miro, pur ti godo », savourant l'effet de sa surprise.

Puis, l'angoisse ayant reflué, elle continua le récit de ses aventures : « Juste après t'avoir entendu chanter, je voulais, je l'avoue, en apprendre davantage sur toi, alors je t'ai suivi, et... je me suis fait prendre : j'ai rencontré un de mes anciens précepteurs, et c'est chez lui que j'ai habité jusqu'à la soirée de notre rencontre. J'espérais te rencontrer à nouveau, –enfin, rencontrer est un grand mot– mais j'espérais que tu y serais. Et la suite, tu la connais... ah non, pas tout à fait : lorsque j'ai entendu que tu allais partir pour le Saint Empire, j'ai supplié le Père Maxence de me laisser partir à ta recherche. Même s'il s'inquiétait pour moi, il a compris que, de toute manière, il n'arriverait pas à me retenir, alors il m'a fait promettre de rester prudente, et de prendre soin de moi. Il est le seul au courant de ma double identité, enfin, à part toi ». Sa tirade achevée, elle fit semblant d'être soudainement passionnée par la composition de son assiette et mangea en silence. Celui-ci l'imita, respectant son désir de discrétion. Une fois le repas terminé, elle empila les deux assiettes dans une bassine, et prétexta devoir aller dormir, le laissant planté comme un piquet.

Il savait que le lit, suffisamment large pour deux personnes, l'était cependant suffisamment peu en de telles circonstances pour le convaincre de dormir sur une chaise, mais il la rejoignit dans la chambre afin de lui souhaiter une bonne nuit. En passant le pas de la porte, Friedrich la trouva assise sur le lit, le regard fixé sur un point du mur qu'elle ne pouvait pourtant pas voir dans la pénombre. Lorsque le jeune homme s'assit à ses côtés, elle renifla et déclara sur un ton monocorde : « Quoi qu'il en soit, je comprendrai que tu ne veuilles pas rester avec une menteuse, et qui plus est, une bâtarde ». Les derniers mots s'étranglèrent au fond de sa gorge : elle ne put retenir plus longtemps les larmes qui s'échappèrent de ses yeux, et coulèrent le long de son nez, silencieux témoins de son sentiment d'indignité.

Soudain, elle sentit les bras du jeune homme autour d'elle et une voix douce lui murmura : « Qui que tu sois, Estelle ou Elster, c'est avec toi que je veux être. J'ai tellement cru te perdre à jamais, que la seule chose qui m'importe maintenant est d'être à tes côtés.

— Friedrich, murmura-t-elle entre deux sanglots. Ne me laisse pas seule, reste avec moi.

— Je suis là », répondit-il d'une voix douce.


Sans prévenir, elle se jeta à son cou et le jeune homme impuissant ne sut que faire sinon caresser délicatement son dos, pendant que le devant de sa chemise se gorgeait de ses larmes. Ils restèrent encore enlacés un moment, sans dire un mot, pendant lequel Friedrich la serrait délicatement contre son torse, lui apportant la douceur et la sécurité dont elle avait besoin. Après cet instant qui lui parut à la fois quelques secondes et une éternité, elle vint à tâtons chercher ses lèvres, du bout des doigts : celui-ci vint jouer avec ses mèches folles, et l'attira à lui. Ils échangèrent un baiser à l'étrange goût salé. Puis un autre...

Peu à peu, les larmes se tarirent, les lèvres de la jeune femme se firent plus fougueuses, et ses doigts plus curieux. Posant une main sur son torse, Elster le poussa doucement mais fermement, le faisant basculer sur le dos. Celui-ci n'osa pas bouger, pris d'un mélange de peur et de surprise. A quatre pattes au-dessus de lui, elle vint murmurer à son oreille d'une voix timide qu'il ne lui connaissait pas : « le veux-tu ? Le veux-tu aussi ? ».

Sentant un frisson parcourir sa colonne vertébrale, il acquiesça en opinant légèrement, puis posa ses mains dans son dos. Alors, ils se découvrirent, échangeant baisers, mots doux, caresses, leurs doigts puis leurs lèvres remplaçant les regards. 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant