Bien que brûlant d'envie d'exprimer de la manière la plus démonstrative qui fût les sentiments de joie et de fierté qui les animaient alors, les domestiques écourtèrent les effusions au strict minimum, avant de se retirer et de laisser leur jeune maître et leur jeune et toute nouvelle maîtresse goûter à un repos bien mérité, non sans se retourner pour poser sur eux un regard plein de tendresse contenue, puis referma la porte.
Attendrie en voyant l'homme qu'elle aimait touché au plus profond du cœur par les témoignages d'affection des domestiques qui l'avaient vu grandir, Elster s'avança et posa une main sur sa joue, avant d'en caresser la peau douce du bout des doigts. Celui-ci, plongeant dans ses prunelles, approcha son visage du sien pour effleurer le bout de son nez avec le sien : le geste, presque enfantin, provoqua un petit rire communicatif. Puis leurs lèvres se rejoignirent, à la lumière des bougies, pour un baiser passionné, un de ceux qu'ils ne pouvaient se permettre que dans l'intimité. Les yeux clos, il sentit la main de son aimée se poser sur son torse et exercer une légère pression. Juste après, celle-ci se retira, comme au ralenti, et souffla : « J'ai un petit quelque chose pour toi ».
Il saisit du bout des doigts la feuille de parchemin qu'elle lui tendit, et en l'ouvrant avec toutes les précautions du monde pour ne pas l'abîmer, y trouva quelques lignes d'une fine écriture arrondie. Alors qu'il commençait sa lecture, Elster le regardait, le rose aux joues, avec un mélange d'impatience et d'appréhension. En espérant que cela suffirait à l'apaiser, il lui sourit tendrement avant de poursuivre :
Ô que j'eusse aimé venir avec toi, tant, partout, tout le temps, être sans paraître, aller toi, moi, nous, et ta main dans la mienne, nous perdre et nous éperdre aux aléas du loin pour mieux nous (re)trouver, nous aimer en amantes âmes volant et virevoltant aux murmures du vent et de l'ode divine, valsant et vacillant au même tempo, au rythme entêtant de nos haletantes haleines, sous la paresseuse caresse de l'onde pure au plus près de ta plume parée de perles adamantines, dans tous les sens, de tous nos sens, sans contresens, tous deux enlacés sans pourtant nous lasser : soyons deux, soyons un, soyons toutes les femmes et tous les hommes que nous fûmes et que nous serons jamais, soyons ensemble, alors que je te vois si doux, si tendre, si bel, et que nos voix que j'aime tant entendre se mêlent, s'ensorcellent, fusion des cœurs et des corps, en chœur, encore, effusions et confusion, sans blanc ni faux semblant en un chant qui nous ressemble.
À la vue du point final, ses yeux s'attardèrent quelques instants sur la courbe du dernier E : lorsqu'il les releva, les sentiments qu'il ressentait pour sa douce et tendre s'étaient encore accrus, chose qu'il n'eût jamais crue possible. Et pourtant. Tout en tirant un parchemin de sa poche intérieure, d'une voix malicieuse et bien plus émue qu'il ne l'eût souhaitée, il murmura : « J'ai aussi quelque chose pour toi, mais je crains de ne pas être à la hauteur de mots comme les tiens, tellement... », mais ne put achever sa phrase, interrompu d'un baiser par la jeune femme, qui s'empressa de lui prendre le feuillet des mains. Celui-ci était couvert de vers, qu'elle scanda à haute voix :
Jamais je ne connus plus douce damoiselle
Que celle qui, jadis, en un battement d'ailes,
Entra dans le jardin dévasté de mon être
Pour doucement venir toquer à ma fenêtre.
La neige de son teint, l'or de sa chevelure,
Et l'airain de ses yeux, splendide créature :
Devant tant de beauté, je ne pus retenir
Un murmure, un frisson, une larme, un soupir.
L'ange majestueuse, entourée d'une aura,
Me sourit tendrement et me prit dans ses bras :
M'étreignant, elle vint, blottie contre mon sein
Apporter des couleurs à de nouveaux dessins,
Soulager mon fardeau du poids du souvenir,
Et d'une même plume, écrire l'avenir.
Ses doigts, noués aux miens, dessinaient dans ma paume
Un appel à la suivre au cœur de son royaume.
Alors je la suivis, cherchant dans sa lumière
Les clefs pour libérer mon âme prisonnière :
Avec elle, j'appris à cultiver les fleurs
De l'espoir qui fanaient, délaissées, en mon cœur,
Et grâce à sa douceur, adorable chatonne,
À devenir une autre et plus belle personne.
Je l'avoue, dans le but de vous faire la cour,
De mots grandiloquents, j'écrivis mes discours,
Et je viendrai chanter, au pied de vos murailles,
Des poèmes emplis du cri de mes entrailles.
Je tisse un fol espoir, lorsque pour vous je joue :
Celui d'apercevoir le rouge de vos joues.
Mais, davantage encore, attise mon désir
La vue de votre lèvre et de votre sourire.
Ces mots que vous lisez, que je ne puis plus taire,
N'ont d'autre destinée que celle de vous plaire.
Jamais rien ne pourrait me combler davantage,
Que vivre à vos côtés le reste de mon âge.
Puissent ces quelques vers vous souffler à l'oreille
L'amour que je vous porte, à vous qui, sans pareille,
D'un seul de vos regards, de vos sublimes yeux,
Savez rendre le monde immense et merveilleux.
Estelle, tu me vis, ce jour, bouleversé,
Quand tu me demandas : « Veux-tu venir danser ? »
Depuis, nous nous aimons et nous valsons ensemble
Sur cette mélodie d'un chant qui te ressemble.
Je n'aurais pu rêver cavalière plus tendre,
Ô toi, Ange de Dieu que je semblais attendre !
Toi qui sus raviver la source de mon âme,
Laisse-moi te chérir, et brûler à tes flammes !
Car je veux te donner l'amour que tu me donnes,
Je veillerai toujours à ce que tu t'étonnes
De recevoir baisers, câlins, mots doux et même,
De te sentir aimée, aimée comme je t'aime !Lorsqu'elle eut achevé à son tour la lecture du dernier vers, son regard brillait d'une flamme nouvelle, légèrement embrumée par l'émotion qui perlait sous ses cils. Mais son sourire était celui de la plus heureuse des femmes. La jeune mariée reposa délicatement le parchemin sur la commode et souffla la bougie, avant d'avancer d'un pas lent, mais déterminé vers son époux : les yeux clos, ils échangèrent un baiser, puis un autre, puis encore un autre. Chacun d'eux exprimait le bonheur d'être réunis, l'amour, le désir. Elster, d'un geste doux, mais ferme, fit basculer Friedrich sur le lit, et l'embrassa de plus belle. Leurs souffles se firent plus courts, et en ce moment où les mots devenaient accessoires, les regards furent remplacés par les caresses, par la course des doigts sur les étoffes qui laissèrent entendre leurs doux frous-frous. Bientôt, les vêtements glissèrent et churent à terre, et le contact de la peau découverte fut encore plus délicieux. Les caresses, par moments, laissèrent place aux baisers, et les soupirs aux gémissements. Cette nuit, ils s'aimèrent, s'unirent, et se connurent.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...