Capitulum Vicesimum Septimum

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De retour dans le salon de la demeure familiale, ils assirent Elster dans un fauteuil, lui apportèrent une couverte à mettre autour des épaules, puis firent apporter une tasse d'infusion pour la réchauffer et l'aider à se remettre de ses émotions. Theodora tira un siège en face de la jeune femme, et prit la parole : « Je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé entre ce garde et toi, et Dieu seul sait que je ne porte pas les personnes issues de ce corps de métier dans mon cœur, pour ne pas dire que je les ai en horreur — il suffit de voir la violence avec laquelle il s'est adressé à nous —, mais j'ai cru comprendre, au regard des accusations portées à ton encontre, que tu étais une voleuse et qu'il t'avait arrêtée il y a quelques mois de cela. Il est tout à fait possible qu'il se soit trompé, comme tu le prétends, et qu'il s'agisse effectivement d'une tout autre personne. Je ne souhaite pas accorder trop de crédit aux rumeurs qui circulent dans les cercles mondains, mais tu ressembles fort à une demoiselle nommée Estelle, présente à la soirée d'appartement le jour de la nomination de Friedrich. Il s'avère que je possède un réseau de relations assez étendu, et que pas une seule femme de la cour, je dis bien pas une seule n'a entendu parler de toi auparavant, que ce soit à la cour de Versailles ou dans les autres cours d'Europe. J'ignore qui tu es, si tu es réellement celle que tu prétends être, mais peu m'en chaut, mon frère semble t'avoir choisie, t'aimer, et te faire confiance, et j'ai toujours eu foi en son jugement, donc il n'y a aucune raison pour que je ne m'y fie pas aujourd'hui. Et, quels qu'aient pu être tes actes passés, il est hors de question de te livrer à ces brutes. Alors, tant que tu seras sous ce toit, tu auras ta place au sein de la famille, mais je dois te prévenir d'une chose : mon petit frère est la personne que j'ai le plus cher au monde, par conséquent, si tu t'avises de faire quoi que ce soit qui le rende malheureux, je te promets que tu auras affaire à moi ».

La jeune femme, tout au long de cette admonition, ne dit mot, le dos droit et le regard perdu dans le vague. Elle ne voulait rien laisser paraître et rester forte, mais ses traits étonnamment neutres ainsi que ses mains crispées sur les accoudoirs à s'en blanchir les phalanges témoignaient d'un bouleversement intérieur. Après avoir tant lutté pour s'en sortir, avoir vécu dans la misère pendant ces longues années, elle avait enfin rencontré Friedrich, si cher à son cœur malgré la récence de leur rencontre : faisant fi des apparences, le jeune homme l'avait accueillie et acceptée telle qu'elle était, entièrement, et l'idée de le perdre lui était insoutenable. Au moment où elle pensait avoir laissé son passé derrière elle, celui-ci la rattrapait sous les traits de ce soldat rustre et violent, et le château de cartes qu'elle avait commencé à construire se voyait balayé en un clin d'œil par une hostile brise. Elle tenta mentalement de repousser cette image dans un coin de son esprit, aussi loin qu'elle put, et au moment où, la gorge nouée, les émotions s'apprêtèrent à la submerger et les perles d'iris commencèrent à brouiller son regard, elle attendit, dos au mur, le fracas de la vague qui devait la noyer et l'emporter vers le large à jamais, et qui n'arriva pas.

Comme se retrouvant soudain dans un corps étranger, sa sensibilité demeurait, mais elle ne parvenait plus à faire le lien avec ses éprouvés, comme si quelque chose s'était brisé à l'intérieur. Toute peine, toute peur, mais également tout plaisir s'étaient envolés comme par enchantement, en un claquement de doigts. Alors, clignant des yeux à plusieurs reprises pour tenter de reprendre pied avec une réalité qui n'était déjà plus, elle prit une grande inspiration puis une autre, et d'une voix très calme, plus grave qu'à l'accoutumée, mais dénuée d'affect, elle déclara : « Je vous prie de croire, Madame la Vicomtesse, que je ferai ce qui est en mon pouvoir pour ne pas nuire, de quelque manière que ce soit, à votre frère ». À cette déclaration, Friedrich le premier, et Theodora ensuite, se penchèrent en avant, les sourcils froncés, pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait, le jeune homme affichait une mine soucieuse. La jeune femme, bien que toujours capable de penser la situation, ne parvenait pas à être peinée de l'inquiétude de celui qu'elle aimait. Cet amour demeurait conceptuellement, toujours présent dans son réseau symbolique, mais la demoiselle n'en trouvait aucun signe en elle, à cet instant. Et si elle pouvait déplorer la perte de ses sentiments, l'état dans lequel elle était plongée à ce moment lui apportait une forme de sérénité inexpectée, celle de ne se soucier de rien, et d'être détachée de tout. Cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas connu cette sensation de flottement et de se retrouver en dehors du monde qui, en général, perdurait de quelques heures à quelques jours, et qui apparaissait lorsqu'une émotion trop forte venait à poindre dans son esprit, probablement à des fins de protection. Le jeune homme, s'agenouillant à ses côtés, plongea son regard dans le sien, et demanda, d'une voix devenue blanche : « Elster, dis-moi, qu'est-ce que tu as ?

— Je ne crains, mon cher Friedrich, que la réponse ne soit pas à ton goût, répondit-elle sur le même ton monocorde.

— Je t'écoute... déclara-t-il, comme s'il était incapable de prononcer une phrase plus longue.

— Il s'avère que je ne ressens plus rien, ni joie, ni déplaisir. Je ne saurais en dire la raison, comme je serais incapable de t'expliquer le fonctionnement d'une machine que je n'ai pas conçue, je sais seulement que je suis coupée de mes émotions pour une durée indéterminée. Cependant, je peux te dire que je ne suis pas en danger immédiat et que je garde toutes mes facultés de réflexion. En outre, à présent que les émotions ne sont plus là pour influencer mon jugement, il est possible que Damoiselle Theodora ait raison : je ne suis peut-être pas la personne qu'il te faut.

Cette déclaration donna à Friedrich l'impression d'être foudroyé, comme si l'éclair avait traversé son corps de part en part, épargnant ses vêtements, mais laissant à l'emplacement de son cœur un petit tas de cendres, et du vide. Après avoir soufflé quelques mots en allemand à sa sœur, celle-ci se retira, non sans lui avoir jeté un dernier regard entendu. Puis, suite à la suggestion du jeune diplomate, le couple monta les escaliers puis regagna sa chambre. Machinalement, elle referma la porte derrière eux et alla s'asseoir au bord du lit. Après quelques instants, comme hésitant à la rejoindre, il vint s'asseoir à ses côtés et passa un bras autour de ses épaules. Elle se laissa tomber en arrière, sur les oreillers, l'entraînant dans son élan. Tous deux se retrouvèrent à contempler le voile brodé tendu au-dessus d'eux : si elle ignorait le contenu de ses pensées, quoique ses supputations se portassent sur quelque sombre thématique, elle entendait la souffrance imprononcée de son compagnon. Elle ne savait que dire pour le réconforter, mais rester à ses côtés lui apporterait sûrement quelque apaisement. Il n'y avait aucun bruit, rien, à part leurs respirations : la sienne était calme et posée. Soudain, elle le sentit prendre une inspiration un peu plus marquée, puis briser le silence d'une voix hésitante : « Dis... tu ne ressens vraiment rien ?

— Non, je regrette. Cependant, cela devrait s'atténuer entre quelques heures et quelques jours ».

Le ton de sa voix était toujours le même : froid et impersonnel. Le jeune homme sembla vouloir poser une autre question qui resta en suspens, avant de se raviser. Elle pouvait en deviner la teneur et n'était pas certaine que la formuler fût une bonne idée : la réponse lui eût été trop douloureuse. Lorsqu'il la prit entre ses bras, elle se laissa faire et posa une de ses mains sur son bras, avant de fermer les yeux. Serrée contre lui, elle pouvait percevoir un souffle plus profond, et retenu, comme si le jeune homme s'efforçait de respirer lentement sans y arriver complètement. La puissance de son étreinte était également plus sensible, mais elle ne pouvait l'en blâmer. Ils passèrent ainsi un long moment, où le jeune homme épuisé, malgré l'angoisse qui le taraudait, s'endormit : elle n'osa pas bouger afin de ne pas le réveiller, mais ne put trouver le sommeil qu'après de longues heures, au cours desquelles elle se livra à une profonde introspection. Morphée finit toutefois par l'attraper également, et l'entraîner au Royaume des Songes. Cette nuit, elle rêva de sa vie passée, du jour où elle était partie de chez elle, les larmes aux yeux, mais déterminée à vivre par ses propres moyens, loin d'une aristocratie qu'elle détestait. Elle gardait en elle une profonde rancœur à l'égard de son père pour lui avoir volé son enfance. La seule personne à qui elle aurait voulu dire adieu était le Père Maxence, qu'elle croyait avoir abandonné à jamais. Dans son sommeil, une larme naquit au coin de son œil, et coula sur sa joue, avant de se perdre sur l'oreiller. 

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