Capitulum Undevicesimum

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Après avoir comblé en quelques jours la distance qui les séparait du Saint Empire, et affronté le soleil, la pluie et le vent, ils chevauchaient à présent sur la route qui menait à Vienne. Jamais Friedrich ne regretterait d'avoir repoussé son départ pour passer davantage de temps avec sa bien-aimée, mais le fessier du jeune ambassadeur ne parvenait toujours pas à s'habituer à la cadence soutenue imposée par la nécessité de rattraper le retard qu'ils avaient pris sur l'attelage. À son grand dam, les courtes haltes pour nourrir les montures et les laisser se reposer n'étaient pas suffisantes pour apaiser la peau sensible et endolorie de son séant, et il faisait la grimace à chaque fois que se présentait le rude, mais inévitable moment de remonter en selle. Sa compagne, cavalière accomplie, jetait de temps en temps des regards amusés dans sa direction, suffisamment discrète pour qu'il ne s'en aperçût pas, l'encourageant même avec tout l'enthousiasme dont elle était capable, ce dont il lui savait fort gré.

En apercevant au loin la voiture, il se rendit compte qu'ils étaient partis en toute hâte, sans prévoir ce qu'ils feraient au moment de retrouver son escorte. Il voyait d'ici la tête ahurie de Jean qui, après s'être probablement rongé les sangs, coupable d'avoir laissé repartir son maître, apprendrait devant le fait accompli que celui-ci n'était pas revenu seul. La jeune femme l'interrogea sur la raison de son hilarité, qui n'était autre qu'un rire nerveux. En tournant la tête vers sa compagne, celui-ci redevint soudainement sérieux, replongeant dans ses questionnements sans réponse. Il lui souffla : « Dis, Elster, je ne sais pas si tu y as pensé, mais... personne ne sait que tu es avec moi. Est-ce que tu as une idée pour faire passer ça ? ».

Comme à l'accoutumée, celle-ci rit doucement avant de répondre avec malice : « Sauf si, par le plus grand des hasards, tu as envie de me renvoyer d'où je viens, il va falloir trouver un moyen de me garder avec toi. Et à moins de m'enfermer dans un coffre à l'arrière, il faudra espérer un peu de bonne volonté de la part de tes valets ».

C'est ainsi qu'après des retrouvailles et des présentations assez mouvementées lors desquelles le jeune domestique et ses acolytes furent à la fois soulagés de retrouver le jeune ambassadeur, et gênés et inquiets de le voir en si galante compagnie, tous repartirent tant bien que mal en direction de Vienne. Assis à nouveau sur le banc inconfortable du carrosse, et sa main sur celle d'Elster, il laissa son esprit vagabonder au gré du paysage changeant ; il aurait voulu voir Schönbrunn, décrit comme splendide par tous, mais le mois de décembre impliquait de se rendre au Hofburg, résidence d'hiver de l'Empereur.

Lors de l'arrivée dans la cour du château, le jeune homme fut accueilli par une horde de domestiques, alignés derrière un homme élégamment vêtu et muni d'un monocle, qui devait être leur chef. Celui-ci s'inclina devant Friedrich, et se présenta comme Konrad Schneider, surintendant de Sa Majesté. Son français était parfait. Dans sa voix persistait une pointe d'accent germanique, à peine perceptible. Le jeune diplomate répondit du mieux qu'il put à toutes les sollicitations de son interlocuteur, puis, après un temps qui lui parut interminable, lui emboîta le pas et se laissa guider, suivi de toute son escorte. Il s'extasia aussi discrètement que possible en passant la Porte des Suisses, toute d'ocre et d'or vêtue.

On l'amena à ses appartements dans l'Aile du même nom, où il pourrait se reposer avant l'entrevue avec l'empereur, et les valets se succédèrent pour apporter dans la pièce ses bagages, tentant à grand peine de rester dignes, bien que croulant sous le poids des trop nombreuses malles qui l'avaient accompagné depuis la France. Les murs étaient couverts de riches tapisseries aux motifs sophistiqués brodés de fil d'or, mettant en valeur le mobilier en bois précieux. Une grande fenêtre donnait sur le parc, mais il n'eut pas le temps d'admirer le paysage. Une fois l'ensemble de ses effets personnels apportés, tous sortirent, et lorsque l'ambassadeur referma la porte, personne ne se rendit compte que le groupe de laquais en uniforme avait été amputé d'un de ses membres.

Il se tourna vers ce dernier, soulagé. Un long silence flotta, et tous deux pouffèrent, tâchant de rester discrets, en se rendant compte qu'ils avaient réussi à la faire entrer dans le château. Celle-ci enleva son couvre-chef, et défit ses longs cheveux qui cascadèrent sur ses épaules, vision enchanteresse qui, à chaque fois, ne manquait de provoquer un léger émoi chez le jeune homme. Ce dernier n'eut cependant pas le temps de s'épancher davantage, car, au moment où il se penchait pour la prendre dans ses bras, il s'aperçut avec stupeur de la présence d'un domestique allemand sur le pas de la porte.

La surprise sembla partagée, car le jeune garçon, les yeux écarquillés, dévisageait tour à tour Friedrich et Elster, incapables de prononcer quelque parole que ce fût. Lorsque les deux conspirateurs s'approchèrent de lui en lui intimant le silence d'un index posé sur les lèvres, il tenta de balbutier quelques mots dans un français approximatif, sans succès. Manifestement impressionné par les invités de son souverain, il déglutit, releva un regard fuyant, les joues écarlates, puis aussi vite que le protocole le lui permettait, prit congé des deux amants qui restèrent plantés, en se demandant bien ce qu'il allait leur arriver.

Quelques coups brefs portés à la porte eurent tôt fait de répondre à leurs interrogations. En effet, Herr Schneider se tenait derrière le battant, droit comme un I et le visage crispé, ce qui n'était rien pour aider leur angoisse grandissante. D'un pas lent et digne, il s'avança dans la pièce, toisant les deux jeunes gens sans un mot. La tension était palpable, Friedrich sentit la sueur perler sur ses tempes et d'un coup d'œil, il comprit que sa compagne n'en menait pas plus large. Après un silence insoutenable où ils se forcèrent à ne pas baisser la tête, Konrad prit la parole sur un ton poli, mais néanmoins sévère : « Votre Excellence, avec tout le respect que je dois à votre personne et à votre rang, je me trouve cependant dans l'obligation de vous rappeler que vous êtes ici à Vienne, gracieusement hébergé par Son Altesse l'Empereur Ferdinand et qu'il est impératif de connaître l'identité de toutes les personnes présentes entre les murs du palais, y compris celle de vos invités ».

En prononçant ces derniers mots, il se tourna légèrement vers Elster, qui pâlit. Les sourcils froncés, il laissa son regard perçant aller de l'une à l'autre, puis baissa le ton, avant d'ajouter avec un peu plus de douceur : « Cependant, je ne pense pas que vous eussiez le dessein de nous nuire, et j'attribuerai cet incident à l'inexpérience liée à votre jeune âge. Ce nonobstant, cela ne doit se reproduire sous aucun prétexte, est-ce bien clair ? ». Enfin, à la grande surprise des deux jeunes gens, une ombre de sourire apparut sur le visage de l'austère intendant, juste avant d'ajouter : « Par ailleurs, Excellence, comment dois-je annoncer Madame votre fiancée ? »

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant