Capitulum Quinquagesimum Primum

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Dans le salon de la résidence, toute la petite famille était confortablement installée autour d'une table en bois précieux. Celle-ci, vernie avec soin et couverte d'un tapis de jeu savamment brodé de motifs aussi complexes qu'harmonieux, soutenait en son centre une petite pile de jetons colorés. Les mains crispées sur les cartes, tous semblaient plongés dans un état de concentration extrême : la tension qui animait chacun d'eux était à son paroxysme, les visages parfois s'animaient de quelque tic nerveux, les regards se faisaient plus méfiants et les gestes presque imperceptiblement plus brusques et saccadés. À ce moment-là, les amitiés et les amours étaient oubliées, balayées d'un revers de manche par la nécessité de l'emporter. L'enjeu, en effet, était de taille : il s'agissait de savoir qui aurait l'immense privilège de déguster la première part de gâteau. Celui-ci, une génoise imbibée de sirop léger au rhum, fourrée à la crème pâtissière et garnie de fruits confits colorés et d'amandes effilées délicatement grillées, était le Graal que tous rêvaient de saisir entre leurs doigts : cela faisait depuis d'interminables minutes que tous ne pensaient qu'au goût de la crème. Les cartes se changeaient et s'échangeaient sur le tapis, comme s'il s'agissait de proies encerclées par une meute de loups qui, par des gestes brusques et furtifs, attendaient leur tour pour se saisir des meilleurs morceaux.

Le jeu, en apparence simple, requérait une grande concentration et une grande mémoire : il fallait retirer du paquettoutes les cartes dont les rangs étaient compris entre 2 et 6, pour ne garder que ceux supérieurs à 7. Il fallait ensuite distribuer trois cartes à chaque joueur, sans possibilité de les regarder. Une fois ceci fait, la première personne à jouer extrayait les trois premières cartes du paquet que l'on réservait ensuite sur le côté. L'objectif final était clair : réunir plus de points que les autres et avant les autres. Pour ce faire, chaque carte valait l'équivalent de son rang en points, les têtes en valaient 10, et les as en valaient 11. Cependant, les points ne pouvaient s'additionner que si les cartes étaient de la même couleur, c'est-à-dire de même symbole. De plus, trois cartes de même rang valaient trente points plus un demi. Ainsi, la première personne à jouer pouvait choisir, après avoir regardé ces trois cartes, soit de les conserver, auquel cas il fallait jeter son propre jeu au milieu, ou le rejeter, et ainsi conserver les cartes qui étaient devant elle. Ensuite, la personne qui venait après de même que toutes les autres une fois leur tour venu, pouvait choisir, soit d'échanger une seule carte, soit de prendre tout le jeu, auquel cas il convenait d'étaler, à savoir poser ses cartes face vers le haut, et annoncer son score. Après cela, chaque personne pouvait jouer une dernière fois pour tenter de compléter son jeu. À la fin, on comptait les points et la personne qui en avait le plus petit nombre perdait. Au bout de trois défaites, le joueur était éliminé et le jeu se poursuivait jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul vainqueur. Pour gagner, les stratégies les plus courantes étaient au nombre de deux : soit chercher le maximum de points dans l'absolu, quitte à laisser les autres faire de même, ou se contenter d'un compte médiocre en espérant que ses adversaires n'auraient pas le temps de l'excéder. Pour arrêter son choix, il convenait de jauger la chance qu'on avait dépendamment de la première donne, et d'adapter sa stratégie en fonction.

Ce jeu, très populaire au sein de la maisonnée et institution des réunions de famille, venait d'Elster qui l'avait appris à tout le monde : il avait immédiatement fait l'unanimité, jugé bien plus propice au divertissement que le bridge ou le bésigue, considérés comme un peu trop sérieux, bien que personne ne les boudât formellement. Ce jour était une occasion spéciale : c'était l'anniversaire d'Elster. Le Père Maxence était là, bien évidemment, ainsi que Theodora. Sa feue sœur Margaret était depuis longtemps allée rejoindre Eleonor, mais un bouquet de roses blanches posé sur le manteau de la cheminée rappelait sa présence. Quant à lui, Friedrich avait invité Camille, son éternelle partenaire de scène à se joindre à eux. Bien sûr, la baronne appréciait la jeune femme, mais ne pouvait pas s'empêcher de ressentir une forme de gêne dans la poitrine lorsqu'elle pensait à ce que son mari et la chanteuse avaient partagé il n'y avait pas si longtemps de cela. Une forme de pincement au cœur, tout à fait irrationnelle, elle en avait conscience, à l'idée de ne pas être la première. De plus, le chanteur avait depuis longtemps clarifié la situation et tous deux étaient restés en très bons termes. En effet, contrairement à la croyance populaire, il était tout à fait légitime de désirer conserver une relation alors même que ses composantes amoureuses n'étaient plus. Ainsi, il leur restait tous leurs souvenirs de scène, des moments de partage magnifiques que jamais rien ni personne ne pourrait leur enlever, et le fait qu'ils s'appréciaient pour leurs qualités humaines sans forcément qu'il y eût encore de désir ou de romance : même avec toute la mauvaise foi du monde, rien ne justifiait de s'opposer à une si belle amitié. Celle-ci avait refait sa vie avec un corniste de l'orchestre, union de laquelle était née une adorable petite fille au sourire discret, toujours cachée derrière un voile de cheveux noirs comme l'obsidienne. Il n'y avait donc aucune raison de s'inquiéter.

Loin des angoisses qui sporadiquement la hantaient, la jeune femme était à ce moment concentrée, un regard presque fourbe, ainsi qu'une pie prête à fondre sur un objet brillant. Là, glissant innocemment la main vers le tas, elle subtilisa une carte de plus pour l'ajouter à son jeu, ce que le Père Maxence, loin d'être dupe et arborant une expression faussement courroucée sur le visage, ne manqua pas de lui faire remarquer : il s'éclaircit la gorge, puis interrompant la partie et prenant tous les convives comme témoins, laissa entendre qu'elle avait malencontreusement pris une carte de plus. Le ton était innocent, mais celle-ci n'était pas dupe : feignant de recompter ses cartes et de découvrir qu'elle en avait effectivement quatre, elle rougit et accompagnant son propos d'un geste d'excuse, déplora sa propre maladresse. L'homme d'Église continua à lui sourire, avec cependant un sourcil légèrement relevé, se contentant d'ajouter : « Voyons, je sais que c'est ton anniversaire, mais il faut veiller à être plus attentive ». Celle-ci, ne sachant quoi ajouter, réitéra ses excuses et le jeu se poursuivit. Après seulement quelques tours, la totalité des joueurs masculins de la pièce, vaincue, avait dû s'incliner devant les prouesses des demoiselles et la finale, à présent, opposait Elster et Camille. Quelques minutes plus tôt, Theodora, dans un geste rageur, avait dû concéder sa place à ses deux adversaires : elle observait à présent sa belle-sœur et celle qui aurait pu le devenir s'affronter lors d'une finale en trois manches. Camille gagna la première, Elster la seconde, et après une belle animée, les deux concurrentes étalèrent leur jeu. Camille avait une dame, un dix, et un as de pique, tandis qu'Elster n'avait que trois as. La jeune soprano gagnait à un demi-point et l'honneur de manger la première part de gâteau. Cependant, après de longues heures de jeu, celle-ci comprit assez rapidement que tout le monde avait faim, et mourait d'envie d'y goûter. Belle âme, elle renonça à son privilège et décréta que tout le monde devait être servi en même temps. Les parts colorées et brillantes quittèrent le plat, portées par une jolie pelle à tarte en argent pour rejoindre les assiettes en porcelaine dans lesquelles des motifs floraux blancs donnaient la réplique à un liseré azurin et doré. Bientôt, sans répétition aucune, ils jouèrent une symphonie de cliquetis dans les assiettes avec leurs fourchettes à dessert. Quelques compliments fusèrent, mais le gâteau, délicieux, avait accaparé toutes les langues et l'attention de chacun, qui n'avait qu'une idée en tête : celle d'en déguster chaque bouchée. La génoise, impeccablement imbibée de sirop léger, qui, non content de contenir du rhum, cachait également de l'eau de fleur d'oranger, répondait agréablement aux zestes d'agrumes cachés dans la pâte. La crème d'amandes, aérienne et légère comme un nuage, apportait de la rondeur en bouche, et quel délice de cueillir du bout de l'index le surplus de crème laissé au coin des lèvres, malgré toutes les précautions pour manger élégamment ce gâteau qui enchantait les papilles. Enfin, les amandes apportaient le croquant nécessaire, et les fruits confits, pourtant excessivement sucrés, se mariaient parfaitement avec l'ensemble. Lorsque les yeux se relevèrent, il restait une dernière part sur le plat. Tous en avaient envie, c'était une évidence. Ainsi, après avoir hésité à jouer la dernière part, ils décidèrent d'une solution plus équitable susceptible de contenter tout le monde : la partager en petits morceaux afin que chacun puisse en profiter. Une fois repus, ils jouèrent à nouveau, et l'absence d'enjeu détendit quelque peu l'atmosphère, ce qui n'empêcha pourtant pas Elster de tricher derechef. Entourée des personnes qu'elle aimait, et malgré l'absence de Margaret, ce fut une formidable journée d'anniversaire. 

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