Trente-sept

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— Messieurs, mesdames, suite à notre quart d'heure de pause où vous aviez la possibilité d'aller dégourdir vos jambes en toute tranquillité, nous revoici. Nous avons assisté aux premières performances sur des trottinettes. Puis à celles sur des vélos. Que ce soit l'un ou l'autre, vous ne me croiserez jamais sur un engin de ce genre. À moins que l'envie de perdre un os sur le goudron ne me vienne, des spectateurs rient. Quoi qu'il en soit, nous allons clôturer toutes ces magnifiques prestations à bord de skate en tout genre. Je vous assure, je les ai vu dans les loges. Je pense que bientôt je vais faire appel à eux pour redécorer la chambre de mes enfants. Nous allons voir s'ils se débrouillent tous aussi bien sur des roues.

Quand nous sommes arrivés, j'étais entourée de Joe et Cassidy. Empêchant par pur hasard un rapprochement avec son jumeau. Cependant en revenant des toilettes, certaines personnes ont trouvé judicieux d'échanger les emplacements. C'est pourquoi en l'espace d'un quart d'heure d'absence, quasiment, la place qu'ils m'ont gardée se retrouve à côté d'un inconnu à ma droite. Le monsieur croque dans un hot dog au moment où je tourne ma tête pour l'observer.

À ma gauche par contre, nouvelle salle, nouvelle ambiance. Je ne sais pas si c'était prémédité, si c'est une coïncidence qui le ravit...j'ai quarante scénarios plausibles qui se jouent entre mon front et l'arrière de mon crâne.

Je lève les yeux en diagonale pour voir un autre angle de mon champ de vision sans avoir besoin de bouger la tête. À part le côté de ses cheveux, je ne vois clairement rien d'intéressant. Je me renfonce dans mon siège. Je vais élargir l'étendue de ce que mes yeux me permettent de voir. Ça n'a eu l'air de déranger personne ce récent changement de siège. Il n'y a que dans mon esprit que ses moindres faits et gestes sont analysés à ce point.

Je pose ma main sur le siège. Peut-être que comme dans les films coulants d'amour jusqu'à pas d'heure, il engloutira ma main de sa paume. Je peux toujours rêver. Il regarde droit devant lui, je ne suis même pas sûre qu'il ait fait attention à un mouvement de ma part dans son angle mort. Je racle ma gorge innocemment pour capter son attention. Utilisons un autre des cinq sens.

— Chut.

Mes yeux se bloquent après s'être arrondies. Casey vient de me demander de me taire. Enfin, ce n'était pas une demande. C'était une affirmation catégorique, ne laissant place à aucune réplique.

— Candidat 103. Sidney Martins.

Mon amie est appelée. Elle se trouve déjà à marcher vers les modules. Certains ont changés. Il y en a deux qui ont dû être mis pendant la pause. Les blocs en pierre semblent plus grands.

— Ne loupe pas aussi son passage.

— Alors on se reparle ?

— Je n'ai jamais arrêté, j'ai préféré éviter. Tout comme toi apparemment.

Est-ce que j'ai préféré éviter moi aussi ? Oui. Cela semblait la meilleure décision sur le papier. À bien y réfléchir, passer mon temps en compagnie de l'une des personnes actrices de notre conflit ne se rapproche pas tant que ça d'une idée de génie.

— Tu...

— Regarde la.

La seconde d'après, à travers les applaudissements du public pour son arrivée, retenti un sifflement de sa part, encourageant Sidney. Joe et Cass se lèvent pour applaudir, quitte à gêner les personnes derrière eux. Je rejoins leur engouement au moment où Sidney s'élance sur sa première rampe. Laissant en suspens par la même occasion ce début de conversation.

Elle donne l'impression de voler, de défier les lois de la gravité telle une danseuse quand elle se met à tourner dans les airs. Elle dévale une nouvelle pente. C'est incroyable. Sa stabilité quand elle se fige, une main sur la planche, le corps un peu contorsionné tandis qu'elle s'élève dans le ciel. Ça donnerait presque envie de la rejoindre.

Les participants suivants sont tous aussi époustouflant les uns, les autres. Notamment, une fille qui après avoir remonté un module à bord de son skate, a pris appui sur la rambarde, le bras tendu. Ses jambes étaient en l'air et maintenaient sa planche pour l'éviter de tomber. Elle a enchaîné sur un saut qui lui a permis de repartir de plus belle. Sans aucun doute qu'on en a tous eu le souffle coupé. Elle plaçait la barre haute dès les premières secondes.

À côté de ça, ses concurrents, dont Sidney malheureusement, semblaient avoir été mis dans la mauvaise cour. Son niveau dépassait tout ce qui nous avait été permis de voir cette après-midi. C'est pourquoi à l'annonce des résultats, personne n'a été surpris de la voir monter sur le haut du podium. Les regards qu'on s'était échangés plus tôt communiquaient déjà ce que l'on pensait tous. Néanmoins, j'aurai pensé voir mon amie sur l'une des deux autres marches.

Après l'annonce des résultats, la remise des trophées, les flashs d'appareils photos fusant de part et d'autre, la majeure partie du public se met debout. On suit rapidement le mouvement jusqu'à se retrouver dehors. La foule se disperse au fur et à mesure. On reconnaît des vainqueurs qui exhibent leur coupe ou médaille avec fierté. On ne s'éloigne pas de trop de la sortie pour être sûre de ne pas louper Sidney. Elle ne tarde pas à nous voir et se rapprocher.

— Tu étais époustouflante !

— Tu nous a vendu du rêve.

— Tu te débrouilles bien sur ta planche. Même si taper dans un ballon reste mille fois mieux.

Elle a une petite moue triste. Elle se voyait soulever la coupe pour sa toute première compétition. Qui n'en rêverait pas. Pour autant, elle peut être fière d'elle. Ce n'est pas donné à tout le monde de faire ce qu'elle a fait. Maintenant qu'elle a pu voir au plus près comment se passe ce genre de compétition, elle ne pourra que mieux se préparer pour les prochaines.

— À l'avenir, fait moi penser de venir au skate-park quand tu y vas. Ce n'est pas Cassy qui m'aidera à tenir sur ces roulettes.

— Ahah. Très drôle.

Bon, c'est le moment de retenter. De se jeter dans la gueule du loup une nouvelle fois, en espérant que je puisse aller au bout de mes explications. L'effectif est plus restreint que le week-end dernier. On va éviter les nuisibles.

— Ça vous dis qu'on finisse la soirée chez moi ?

— Pas trop longtemps, je garde mes petits frères dès que leur baby-sitter s'en va.

Les affaires de Cassidy sont déjà chez moi alors je ne m'en fais pas. Sidney ne rate jamais l'occasion pour s'amuser entre nous. Aucun étonnement donc quand elles me disent que c'est bon pour elles. Il ne manque que lui comme d'habitude. L'art de se faire désirer lui aussi. Je suis persuadée que parfois il en joue.

— Sans moi, je dois rentrer.

Casey ne se fait pas prier. Il tourne déjà le dos. Je ne veux pas lui donner la satisfaction de toujours lui courir après. S'il n'a réellement pas envie de passer cette soirée avec nous parce que je suis là, alors je pense m'être trompé sur certains points le concernant. Mon humeur doit sûrement se refléter sur mon visage. Je suis déçue ça va de soi. On arrive à se reparler calmement mais ça ne dure jamais bien longtemps.

— T'inquiète, ce n'est pas contre toi. Ma grand-mère débarque à la maison demain jusqu'à la fin des vacances. Il faut faire de la place pour l'accueillir. Cette année, c'est lui qui fait le ménage.

— Mais l'année dernière on a pourtant fait exprès de prévoir une sortie pour que tu puisses éviter ce grand ménage annuel, non ?

— Il faut croire qu'on est les deux seules à l'avoir retenu.

Pourquoi m'avez-vous enterré ? (en correction)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant