33/ Les voix du Seigneur sont impénétrables, comme celles de nonna Gianna

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– Et bien, Azzo. Tu t'es mis dans un beau pétrin ! Donne-moi cette cigarette !

– La faute à Pia ! dit Galeazzo en donnant son mégot à nonna Gianna qui tire immédiatement dessus avec une certaine délectation

– Tu es sûr ? réplique la vieille dame.

Nonna Gianna s'est emmitouflée dans sa plus belle fourrure et a mis un gros bonnet, ce qui lui donne une silhouette assez ridicule. Elle déteste la neige. Dans son sud natal, il n'y en a jamais, sauf dans la montagne, et elle ne va jamais dans la montagne.

Mais l'affaire est grave. Trop grave pour que la neige soit un véritable obstacle. Elle a quitté la chaleur de ses cuisines et l'empressement de ses enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants pour venir en aide à Azzo. Il a besoin d'elle, même s'il ne le sait pas.

– Nonna. C'est pas le moment, soupire Azzo en reprenant sa cigarette.

– Bien sûr que si, stupido !

Galeazzo se tourne vers elle, étonné de cet éclat à son encontre. Elle lui parle toujours calmement, d'habitude. Comme à un adulte responsable, ce qu'il est au demeurant. Là, elle s'adresse à lui comme lorsqu'enfant, il allait trop loin avec ses frères et sœur. La vieille femme scrute l'obscurité du jardin.

– Tu crois que tu es à l'abri, Azzo. Tu crois que la vie va suivre la belle route devant toi. Mais cette belle route est en fait pleine d'ornières et d'obstacles. Sans parler des chemins de traverses, des culs-de-sac et des pièges à loup. Tu ne peux pas te voiler la face. Tu ne peux pas, parce que ta vie est liée à d'autres. Et que ces autres attendent que tu les guides. Ou au moins que tu leur ouvres la voie la plus sûre. C'est une responsabilité très lourde à porter. Mais c'est la tienne.

– Je le sais, nonna. C'est pour ça que je travaille dur.

– Mais travailler dur ne suffit pas, piccio. Ça ne suffit pas. Travailler dur, ça rend aveugle. Ça empêche de voir correctement le chemin et ce qui le borde, Azzo. Et toi, tu es de plus en plus aveugle. Mais il y a de l'espoir. Il y en a toujours.

– Ça n'est pas très clair, nonna...

– Che cavolo! Pourquoi je serais claire ! Au boulot ! Réfléchis ! Réfléchis, porca miseria ! Tu n'es pas stupide ! Enfin si ! Tu es stupido ! Mais il est temps que tu arrêtes de l'être...

– Nonna !

– Bah ! Tu réfléchis ! Moi, je rentre ! Il fait trop froid, et le froid, c'est jamais bon. Mais laisse-moi te dire une dernière chose. Ta sœur, elle, elle a compris ! Et même tes idiots de frères ! Et ton père ! Mon propre fils ! É una capra ! Une tête d'enclume ! Inutile de dire que ça n'est pas un compliment malgré ce qu'il peut croire... Ta mère, elle, elle serait d'accord avec moi !

– Nonna...

Gianna ne parle jamais de Fausta Sanmaggiore. Elle l'a aimée comme une fille. Elle l'a choyée. Et elle est morte. Gianna a vécu cela comme un échec personnel. Elle n'en a jamais rien dit, ni montré. Elle s'est contentée de veiller sur ses petits-enfants. Elle les a guidés à sa manière. Elle les a aimés. Elle les aime toujours et tente de montrer la bonne voie, même si celle-ci aurait dû leur apparaître évidente tant elle est grosse comme une maison.

Enfin. Céleste Melville n'est pas grosse comme une maison. Bien au contraire.

La jeune française est fine comme une ombre dans la touffeur estivale. Elle est le souffle d'un matin d'été. Une légère brise à peine perceptible mais qui peut attiser la braise en sommeil, déboussoler le papillon et pousser le sable vers la mer. Céleste est ce qu'il faut à Galeazzo. Mais Galeazzo est-il capable d'être ce qu'il faut à Céleste ? Est-il capable de l'apprivoiser cette piccia que la vie n'a pas épargnée.

Gianna a entendu l'histoire de la jeune française. Elle a deviné dans les creux et les silences, les évènements qu'elle a tu à Olimpia, mais qui ont marqués fortement sa vie de jeune femme. On ne fuit pas un pays, une famille, juste sur un coup de tête. Il y a toujours une autre raison. Plus profonde. Des blessures qui mettent du temps à cicatriser. Que le soleil italien commence tout juste à refermer.

La similitude entre sa propre histoire et celle de Céleste, donne à Gianna une longueur d'avance sur ses petits-enfants. Comme Céleste, la nonna a quitté les siens. Elle a quitté son sud adoré et détesté tout à la fois. Adoré sa beauté. Détesté ses traditions séculaires si ancrées dans la terre qu'elles ressurgissent toujours dans les esprits les plus étriqués. Son Giancarlo avait chassé les nuages sombres, avait su apaiser les peurs et les colères. Il avait su. Galeazzo saura-il lui aussi ?

– Pardon, mon Azzo. Je n'aurais pas dû m'emporter.

– Tu ne parles jamais d'elle.

Nonna Gianna sait bien de qui il parle, lui. Elle regarde son beau visage tourné vers la nuit. Il lui ressemble tant. Il l'ignore probablement. Mais il lui ressemble.

– Je ne peux pas parler de Fausta. Je ne veux pas.

– Pourquoi, nonna ?

– Parce que j'ai encore le cœur qui saigne et qu'il n'est jamais bon de parler des morts que l'on pleure encore.

Gianna rentre sur ses mots, laissant Azzo seul avec sa cigarette.

Romance à l'italienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant