1/ Le destin consternant d'Irène Manoukian

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Ce soir, Irène se sent seule. Elle ne doit pas s'en plaindre. Elle a un peu choisi d'être dans cette situation. D'abord, en partant loin des siens. La famille. Étouffante. Totalement barrée. Insupportable plus de trois minutes consécutives. Mère, fratrie et consorts. Tous atteints de loose aiguë. Tous poisseux, désespérants, et vindicatifs

La famille, c'est comme un chewing-gum collé à votre semelle. Vous essayez de vous en débarrasser pendant des années, en vain, jusqu'à ce que vous vous rendiez compte qu'il fallait juste changer de chaussures. Elle a changé de chaussures il y a deux ans.

Elle a claqué la porte. Elle a pris ses valises et a disparu sans laisser d'adresse. Parfois, le seul moyen de s'en sortir est de devenir égoïste - même s'il faut se faire violence pour l'être -, et de recommencer ailleurs.

C'est exactement ce qu'elle a fait. Elle est montée vers le nord, abandonnant son sud natal. Elle ne regrette pas. Ou peu. Si peu...

Côté cœur, elle a dégagé Gary un peu après ses vieilles chaussures. Gary était comme un rappel incessant à ce dont elle ne voulait plus se souvenir. Il appartenait au sud. Au nord, il était hors contexte. Elle l'a renvoyé d'où il venait.

De toute façon, c'était un boulet. Un brave type, mais incapable de bouger sans un coup de pied au cul. Donc, bon. Ça va un moment.

Après lui, elle a eu quelques aventures, mais rien de sérieux. On lui a dit qu'on l'aimait mais jamais avec la sincérité nécessaire pour qu'elle y croit. Alors elle est seule.

Irène porte le verre de vin à sa bouche, boit une gorgée et grimace. Elle n'aurait jamais cru que boire du vin puisse être aussi désagréable. Elle se demande si le marchand ne l'a pas arnaquée en lui vendant la pire piquette de la cave... En même temps, c'est bien fait pour elle. Elle qui ne boit jamais d'alcool, quelle idée elle a eu ?

Elle a voulu faire comme ces héroïnes de série qui se servent ce genre de breuvage dans un grand verre à pied aux formes élégantes en arrivant chez elle, pour se détendre après une dure journée à courir partout.

Irène n'est manifestement pas une héroïne de série. De toute façon, elle ne coche presque aucune case. Pas de vie sentimentale affolante. Pas de vie professionnelle incroyablement réussie ou ratée. Pas de physique époustouflant dissimulé par des fringues moches et des lunettes. Pas de signe particulier qui ferait d'elle l'héroïne de sa propre vie.

Elle a juste l'amie indéfectible : Louisa Rossi. Mais c'est plutôt Irène qui écoute que l'inverse Donc, en bref, Irène a le profil de la meilleure copine de l'héroïne de série que serait Louisa... un vrai destin !

Contrairement à Louisa - cheveux d'une blondeur éblouissante, sourire à tomber, longues jambes et poitrine parfaite -, Irène Manoukian est d'une banalité à faire peur. Taille moyenne. Cheveux châtains. Yeux marrons. Physique dans la norme. Rien d'exceptionnel. Rien de sensationnel. On ne se retourne pas sur elle. Elle ne fait pas chavirer les cœurs. Ne provoque aucune folle passion.

Du moins, pour le moment. Mais l'espoir fait vivre. Et Irène est remplie d'espoir à défaut d'amour, ou d'estime de soi.

Même son nom et son prénom puent la normalité ! Presque la moitié de ses ancêtres féminins s'appellent Irène. Quant à son patronyme, rien de bien exceptionnel dans cette société mondiale et hyper-connectée.

Et puis, soyons honnête, la vue de sa fenêtre n'a rien à voir avec les panoramas toujours fantastiques que l'on voit dans les films. La rue est étroite. Elle n'a droit qu'à l'immeuble d'en face. Certes, c'est un bel immeuble. Avec de larges fenêtres ensoleillées dès le début d'après-midi et des lofts spacieux. Certes. Mais ce dont elle rêve, c'est de posséder un appart pareil. Pas de le reluquer comme une petite vieille en mal d'attraction...

Rien d'une héroïne donc. Juste un second rôle.

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