24/ Demander la lune

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— Madame Moreau, je peux vous parler ? demande Mathieu alors que tout le monde est en train de partir.

Seule Louisa et Irène sont encore dans la pièce. Conti a raccompagné Vintanier à son bureau pour qu'elle le vide. Il se méfie.

— Non, monsieur Delagrange.

— Comment ça, non ?

— Non, vous n'irez pas en Italie. Vous allez rester parmi nous. À moins de démissionner. Mais franchement, je vous invite à réfléchir à la question ce week-end. Mlle Vintanier ne vous sera jamais reconnaissante de tout ce que vous avez fait pour elle. Laissez-là partir, M. Delagrange.

Mathieu a baissé la tête. Il est effondré. Louis apparaît.

— Hé ! Delagrange ! On raccompagne Vintanier ou tu prends racine ?

— M. Delagrange arrive. Faites en sorte de le raccompagner jusqu'à chez lui, M. Hauteville. Et assurez-vous qu'il ne fasse pas de bêtise, ajoute-t-elle en aparté.

Louis sourit. Depuis quand attend-il une telle opportunité ? Une vie entière sans doute...

Irène et Louisa les suivent.

— Mlle Manoukian ? Pouvez-vous rester un instant, je vous prie ?

Cazzo ! Nicole Moreau n'en a pas fini. Il reste son cas à elle. La technicienne récalcitrante et tire-au-flanc qui injurie une chef de projet de manière tellement vulgaire qu'elle-même trouve ça parfaitement inadmissible.

Nicole fait face à la fenêtre. Les mains derrière le dos, elle observe la rue. Elle voit Flore Vintanier avec un carton qui entre dans un taxi.

— Depuis combien de temps travaillez-vous ici, Mlle Manoukian ?

— Un peu plus d'un an, Mme Moreau.

— Un an et six mois, exactement. Et à aucun moment je ne vous ai vu demander quoique ce soit.

— Demander ? Mais quoi ?

— N'importe quoi. Mlle Rossi a mis trois mois à me réclamer un meilleur fauteuil. Même le stagiaire m'a demandé du matériel dès sa première semaine. Vous, vous n'avez jamais rien demandé. Vous ne réclamez rien. Je ne vous ai jamais vu râler... enfin, jusqu'à ce soir... Vous ne vous mettez jamais en avant. Cette magnifique abnégation digne de Mère Thérésa, a-t-elle un but ? Une origine ?

Comment expliquer à Nicole Moreau, sans doute issue d'un milieu favorisé, que sa prime jeunesse a elle, l'a préparée plus que n'importe quoi d'autre à la difficile réalité de l'existence et à y résister en faisant front sans broncher ? Irène ne le peut pas.

— Je ne sais pas quoi dire. C'est un problème ? Enfin, je veux dire, le fait de ne rien réclamer ? Non. Parce que si vous le souhaitez, je peux vous faire une liste... Il y a mon écran principal qui fait des siennes, et mon agrafeuse a disparu. Je soupçonne le stagiaire.

Nicole éclate de rire. Irène comprend que sa responsable ne lui reproche rien.

— Vous êtes unique, n'est-ce pas ?

— Je l'espère, dit Irène en souriant.

— Vous pouvez rentrer, Mlle Manoukian... Juste une dernière question. Où avez-vous appris la langue des signes ? C'est une compétence qui ne figure pas dans votre dossier.

Irène s'est arrêtée la main sur la poignée de la porte. Elle se retourne vers sa responsable.

— Dans ma famille, parler avec les mains est plutôt naturel... Les italiens, vous savez...

— Plus sérieusement.

— J'ai un frère sourd-muet.

— Un frère ? Et il est où maintenant, ce frère ?

Irène a bien envie de dire « trop loin », mais elle n'a pas envie de passer sa soirée à raconter sa vie à Nicole Moreau. Vraiment pas.

— Dans le sud avec tous les autres. Nous sommes très, très, très nombreux... jamais seul. Jamais tranquille.

— Je ne vous retiens pas, Mlle Manoukian, dit finalement Nicole en souriant. Elle a compris qu'Irène est spécialiste des pirouettes pour éviter d'en dire trop sur elle.

— Ah ! Je vois bien que vous avez besoin de vous reposer, mais faites en sorte que le projet de Mlle Vintanier tienne une présentation en règle lundi...

Bon. Au moins, si elle avait eu un doute, elle sait ce qu'elle va faire ce week-end maintenant...

Fenêtre avec vueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant