35/ Morituri te salutant

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Quand c'est au tour d'Irène d'affronter Moreau et Conti, elle inspire profondément avant d'entrer. Aujourd'hui comme les autres jours, elle n'a fait aucun effort vestimentaire, contrairement à Louisa. Elle porte un jean et un chemisier aux couleurs improbables – le seul dispo, le matin même -, un maquillage si léger qu'on pourrait facilement croire qu'elle n'en porte pas, et une queue de cheval qui a connu des heures plus glorieuses. Elle est elle. Elle ne sait pas comment être une autre, alors elle n'essaye pas.

Elle est la dernière. Est-ce bon signe ? On garde le meilleur pour la fin ? Ou plutôt mauvais signe ? On garde le menu fretin pour élimination en fin de journée. Bien sûr, elle s'attend au pire. Sa relation étrange avec Conti à la limite du harcèlement dans les deux sens. Les paroles de Moreau à son sujet qui pourraient aussi bien être teintées d'indulgence qu'être une critique vis à vis de son comportement trop mou. Elle avance donc sur des œufs.

Côté sentiment, elle ne s'étonne jamais que ses aventures capotent. Côté professionnel, depuis Vintanier, elle s'est mise à douter. Jusqu'à présent, elle ne s'était jamais posée de question. Elle avait toujours su qu'elle avait la solution en elle. Elle n'a jamais rencontré un problème insoluble. Quand elle est devant son écran, quel que soit la difficulté de ce qu'on lui demande, elle trouve une solution. Parfois peu conventionnelle, voire originale, mais elle trouve toujours une solution.

Mais elle a douté d'elle-même. Et elle doute encore. Et si elle n'est tout simplement pas à la hauteur ?

Et puis, elle pense à Louisa et à son inquiétude. Elle pense à la tristesse de son amie. Elle déteste quand on rend Louisa triste ou malheureuse. Elle entre. Pour Louisa. Parce que si sa propre cause est perdue comme elle le pense, celle de son amie ne l'est pas encore.


Moreau est seule.

— Mlle Manoukian. Asseyez-vous.

— Je préférerais rester debout si vous le permettez.

Nicole Moreau relève le visage sur la jeune femme. Elle voit aussitôt son stress. Qu'a-t-elle pu imaginer tout au long de cette journée à attendre son tour pour être dans un tel état ? Nicole aurait surestimé sa capacité à rebondir après le traitement infligé par Vintanier ? N'a-t-elle pas vu les visages ravis ? N'a-t-elle pas entendu les commentaires de ceux passés avant elle ?

— Tout va bien ?

— Je crois que c'est moi qui devrais poser cette question ?

Moreau sourit. Revoilà la guerrière Manoukian. Celle qui a injurié sa chef de projet. Celle qui, une fois dans les cordes, ne se laisse pas finir par son adversaire. Nicole croise les bras sur sa poitrine.

— Je crois que nous vous avons fait trop attendre, Mlle Manoukian. Mais pour notre défense, trouver la bonne solution pour tout le monde n'est pas chose facile, et peut être long. Je suis moi-même fatiguée. Monsieur Conti est parti chercher du café. Un dernier pour la route.

— Un dernier pour la route. Ça veut dire que cet entretien va être bref ?

— Ça dépend entièrement de vous, dit alors Conti derrière elle.

Il a son visage sérieux d'associé. Il pose un café devant Irène et va porter l'autre tasse à Nicole Moreau, qui boit une gorgée avant de commencer.

— Ce que veut dire M. Conti, c'est que nous n'avons pas grand-chose à dire. Une simple proposition en fait. Mais, selon votre réponse, il y aura ou non des discussions.

Irène les regarde l'un et l'autre. Elle aurait envie de boire son café d'une traite. De s'appuyer au dossier de la chaise devant elle. De jurer un bon coup. Elle se retient pour tout. Elle bout intérieurement. Elle se demande si ça se voit. Oui, bien sûr ! Elle est incapable de faire une poker face comme Conti ou Louisa parfois.

— Mlle Manoukian. Vous ne dites rien ? demande Conti.

— Je dois ? Vous n'avez rien dit vous-même qui nécessite que je discute.

— Je vois.

Elle, elle ne voit pas. Il baisse la tête et met sa main devant le bas de son visage. Est-ce qu'il sourit ?

— La proposition que nous avons à vous faire concerne votre statut actuel. Vous êtes sans doute l'un de nos meilleurs éléments au niveau technique, mais nous pensons que vous n'avez pas la place qui devrait vous revenir.

Fenêtre avec vueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant