Manipulations

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-Bonjour, Cassandre. 

La jeune nonne sourit en entrant dans la chambre d'Ange, qui lui sourit en retour. 

-Tu ne devrais pas être à la messe du matin? S'interrogea tout de même la locataire de la petite pièce, après avoir jeté un rapide coup d'œil par la fenêtre à la mer qui s'étendait à l'infini.

Cassandre sembla hésiter, puis effectua une série de gestes timides. 

-La mère supérieure t'as demandé de venir me chercher? Tenta Ange.

Le sourire qui éclaira le visage de la jeune nonne lui fit comprendre qu'elle avait touché juste, et elle s'en félicita. Au monastère, tout le monde communiquait avec Cassandre par l'unique utilisation de questions auxquelles elle pouvait répondre par oui ou par non en secouant la tête. Les rares fois où on lui demandait plus, elle devait épeler les mots lettre par lettre, très lentement, comme lorsque la mère supérieure lui avait demandé de choisir un prénom pour Ange. Cette dernière trouvait ce système particulièrement stupide et limitant. Qui pouvait se limiter à répondre oui ou non pour communiquer au quotidien? Cela expliquait sûrement pourquoi presque personne ne parlait à Cassandre en dehors de la mère supérieure... ça, et la jalousie dont elle était la cible, comme lui avait expliqué Jeanne, quelques temps plus tôt. Ange ne pouvait l'ignorer; elle plaignait beaucoup la jeune nonne. Incapable de retrouver la mémoire, de pouvoir s'exprimer comme elle le souhaitait, cible des jalousies et de l'incompréhension de ses pairs, ainsi que de l'obsession de la mère supérieure... cela lui faisait grincer les dents. 

Peut être le dernier souvenir qui lui était revenu en tête avait-il fait reparaître une part de sa personnalité d'avant? En tout cas, Ange sentait qu'elle ne pouvait pas laisser passer les choses comme elle le faisait avant que le nom de Joseph ne se rappelle à elle. Elle s'était jusque là comportée de manière exemplaire, veillant à ne pas gêner ou critiquer quoi que ce soit dans le mode de vie des hôtes qui l'accueillaient si généreusement. Mais maintenant, elle ne pouvait plus vraiment s'en empêcher. Notamment lorsque la mère supérieure avait tenté de la séparer de Cassandre. Etait-ce parce que Ange prenait de plus en plus de place dans la vie de sa petite favorite? Ou bien, comme l'avait supposé Jeanne, que la vieille femme craignait que l'une ou l'autre ne finisse par retrouver la mémoire, et quitte le monastère? Quoi qu'il en était, elle avait tenté de faire en sorte que les deux jeunes femmes se voient moins. Ange n'avait pas trop de difficulté à discuter avec les autres nonnes, peut être avait-elle cru que cet éloignement forcé aurait de nouveau isolé Cassandre? Cela faisait encore plus grincer des dents à Ange. Elle appréciait de moins en moins la vieille femme à la tête du couvent. Malgré sa bonté et son accueil, la manière dont elle traitait Cassandre, la gardant à l'écart du reste des moniales, mettait Ange hors d'elle. 

Alors, elle avait commencé à développer une sorte de langage des signes basique. Ange n'avait absolument aucune connaissance sur le sujet, et aucun souvenir d'avoir jamais vu quelqu'un l'utiliser - puisqu'elle n'avait après tout aucun souvenir. Elle savait juste, étrangement, que c'était quelque chose qui existait, et était particulièrement utilisé par les personnes sourdes et muettes. Elle n'avait pas vraiment d'idée de comment développer un tel langage, et avait donc... plus ou moins improvisé, avec l'aide de Cassandre. Un geste pour évoquer la mère supérieure. Pour parler de chaque pièce. Pour décrire quelques actions simples. Ce n'était pas beaucoup... mais cela permettait une liberté de communication qui leur avait terriblement manqué jusqu'ici. Et, quand bien même Cassandre restait assez timide avec ce nouveau système, une fois lancée, elle semblait ne plus pouvoir s'arrêter. C'était comme si des années de silence venaient s'écouler d'un coup, comme si cette soif de communication ne pouvait s'épancher. Une fois lancée, elle ne s'arrêtait plus, et parlait de tout, de rien, du beau temps, de la pluie, de l'état de chacune des pièces pour lesquelles un geste existait. Ange s'en amusait beaucoup. Voir le visage de cette jeune femme mutique s'éclairer lui faisait chaud au cœur. C'était ce qui rendait la vie au monastère moins rude.

1000 mètres sous la surfaceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant