Avant le jour, après la nuit

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Mes rêves me maintiennent à la surface, éveillé. Toujours le même cauchemar persistant. Les jours ont fui. Le soleil est gris. Paul a disparu.

En me laissant plonger dans mon subconscient, je retrouve ce mannequin, inanimé, traîné sur quelques mètres, au beau milieu de la route, on le voit à la tracée de sang, qui sort anormalement de son corps. Changement de décor, il devient plus réaliste, semblant sans vie, flottant sur l'eau, ma vision se trouble avant de ne pouvoir distinguer son visage. Là, les frissons commencent à me parcourir le long du dos. Mon cœur frôle l'arrêt cardiaque, je le sens s'accélérer, prêt à me déchirer la poitrine, la foule m'oppresse, les gens m'accusent de n'avoir rien fait, de l'avoir tué.

Réveil brutal et désorientant. En sueur, je me calme, rattrape ma tension nerveuse. Je suis seul, complètement dans le noir et toujours seul sur mon matelas. Première fois que je manque ce qu'on appelle "paralysie du sommeil", ce qui consiste à ouvrir les yeux et subir son imagination douteuse, à mi-chemin entre le vrai et l'illusoire. Peu importe combien de fois le rêve me persécute, les sensations ne changent pas. Comme si on ne s'habituait jamais entièrement à nos terreurs et nos craintes.

Mon intérieur angoisse vis-à-vis du départ de Paul. Qu'est-ce qui l'emporte aussi loin sans espoir de retour ? J'ai le pressentiment qu'il est trop tard. Qu'on passe à côtés de tellement de choses. Qu'il ne le rentrera plus. Exactement comme si le mauvais se déroulait sous mon nez et lui volait la moindre seconde restante. Pendant ce temps, je suis là, impuissant, couché sur mon lit, dévisageant les ombres. Je ne comprends pas à quelle pièce j'assiste. Je suis le spectateur d'une scène d'un film imprévisible.

Je suis l'écrivain. Et il reste le poète. Sans lui, plus de conversations qui dépassent le courant de nos pensées minces. Je réfléchis parfois démesurément et devient morbide aux yeux de certains. Paul parvenait à me capter différemment, plus comme celui qui développe son syndrome de l'imposteur par sur-analyse. Celui qui cherche dans son coin et lorsque les moments se complexifiaient, ils les démêlaient. Ceux qui restent croiront que je vais bien. Quand mes chapitres lourds me dépassent, je m'isole et personne ne l'apprend jamais. Ils ne sauront pas non plus à quelle point je suis submergé. Que mes émotions me contrôlent plus que l'inverse. Je ne les laisserai pas m'avaler tout entier.

Ollie, Sam, Paul et moi étions plus-ou-moins proche les uns des autres. Malgré ce cher disparu qui endossait une place surprotectrice et rejeté Ollie quand on l'a intégré. J'appréhende pas mal ce que je crains qui ne se passe. Déboussolé dans un labyrinthe de doutes, sans la moindre trace de ce qui nous frappe. Pourtant, quelle idée l'a poussé à dégager ? Il nous aimait et a laissé tellement derrière lui.

Un souvenir ne s'effacera pas de ma mémoire, un soir où on a escaladé une tour de fer, pareille aux antennes radio. Nous n'avions pas encore rencontré Ollie, on célébrait notre passage à l'université. — Paul portait un sac qui ne contenait qu'une bouteille d'alcool, j'escaladais le premier et hurlais au sommet, l'adrénaline s'intensifiait. Mes mains coupées transpiraient et tremblaient, Sam se plaignait d'une ampoules mais nous nous tenions loin du monde et fiers dans notre coin.

On me laissa l'honneur de décoller le bouchon en liège, une légère galère, changée en réussite. Sam me l'emprunta et cria : « NOUS SOMMES LES MAÎTRES DU MONDE ! » N'importe quelle référence à la pop culture m'aurait arraché un sourire. Il s'était trimballé un caillou assez pointu pour qu'on grave nos initiales. Je balança un crayon en me rapprochant du bord, erreur d'engourdissement. Paul fumait et Sam paniqua : « Ne brûle pas mes sourcils ! » On profita de cet instant qui nourrissait nos espoirs. Notre disparu se renseigna :

« De quoi vous rêvez ? Non, ce n'est pas à propos de ce que votre cerveau trafique la nuit, ça concerne vos projets, vos buts, des souhaits. Quelque part, je crois que ça nous définit.

-J'aimerai ne pas grandir. Rester un gamin pour toujours, ne jamais utilisé mon cerveau, suivre mon instinct, oui, je me plairais.

-Courage pour ton rêve foiré, on est déjà trois vieux, je lui glissais cyniquement.

-Ne me juge pas ! Je voulais dire, rester le même pour toujours.

-Désolé Sam, c'est noble.

-Raconte-nous toi.

-Je n'ai jamais pensé à cette question. Qu'on me comprenne, je suppose.

-Vague, se plaint-il, et toi Paul ?

-Que la famille ce ne soit pas si compliqué. Vous connaissez mon point de vue, je privilégie des gens comme vous. Je voudrais qu'entre nous, rien ne change, peu importe ce qui arrive. »

Des lampadaires éclairaient le bas et on fixait l'obscurité en plein silence, on ne chercha pas à s'éterniser abusivement parce qu'on craignait qu'une tempête nous surprenne. — Je voudrais me ressentir aussi puissant qu'à nos dix-huit ans. Mes pieds se balancent au-dessus du vide. La fatigue ne m'atteindra pas en-haut de ce pylône alors j'éviterai d'ouvrir les yeux chaque matin face à la vérité. Je n'assumerai pas qu'il me manque. Son silence absurde nous retire ce sourire qui réchauffait le pire hiver. Maintenant, sans lui, il fait froid dehors. Je ne veux juste pas rentrer maintenant. Non, à la place j'admire l'horizon, il me vole la vue, me soufflant que nous sommes de simples symboles de vie. Et je suis le coq du jour, posté si loin.

Je reste dans l'à peu près, fixant le ciel changer de teinte, entre la fin et le début, avant le jour, après la nuit, à travers l'espoir de voir le soleil à nouveau se lever.

Juste nous [En Réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant