29 - La Terre Promise

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Fen

Si on m'avait dit un jour que je partirais poser mes couilles en camping-nature avec mômes et boniches, j'aurais ricané et renversé ma choppe de gnôle sur l'affabulateur. Et pourtant, on y est !

Je reconnais que j'ai dû me foutre quelques claques pour la forme, les premiers matins où j'ai ouvert les yeux à travers ce filtre vert. Il a fallu s'habituer à troquer la stérilité de nos environnements de naissance contre cette déferlante de couleurs. Je me rappelle de cette époque où j'appréciais planter ma lame dans le bide d'une grognasse pour le plaisir d'entendre son cri irriter mes tympans ; idem avec l'accélérateur de ma bécane, que j'aimais pousser pour la saveur de son vrombissement entre mes cuisses ! Tout pour oublier le claquement incessant du vent et du sable sur ma carcasse.

Aujourd'hui, le cocktail olfactif de l'herbe humide, de la vase et des conifères remplace l'odeur âcre de plastique et de chairs brûlés après un pillage. C'est un tout nouveau panel de sensations qui s'offre à nous. Comme ce petit courant d'air frais qui soulève les fripes sur ma peau. Fini le froid glacial des nuits du désert, juste une agréable bise chargée d'humidité. Le soleil n'est plus cet astre apocalyptique qui crame nos cuirs à son apogée, mais des reflets chatoyants sur cette eau infinie. Au coucher, il la couve de son manteau orangé.

Même si la poésie des ergs me manque, ce nouveau panorama comble cette brèche dans mon cœur.

Bien sûr, n'allez pas répéter aux autres que je m'attendris ! Je me suis institué en râleur de première depuis que Grimm a cédé son titre — que son âme hurle avec les chevauchées ardentes — et je me fais un devoir de remettre à sa place n'importe quel bouseux de Vautour que j'entends chanter les louanges de cette Terre Promise. Même si je pourrais être tenté de me joindre à eux, je ne supporte pas leurs mimiques béates et leur façon de trembler dès qu'ils se plantent dans mon ombre.

J'aboie plus que je ne mords. Je suis bien forcé de le reconnaître : mon orgueil s'est pris un sacré coup, ici.

À peine nos bagages posés que les Vautours se sont tous attelés comme des fourmis. On aurait dit que chacun savait exactement quoi faire et où était sa place. Cueillette, bucheronnage, semence, élevage, construction... De l'enthousiaste et de la bonne volonté à en gerber ! Il n'a pas fallu longtemps pour voir émerger de terre d'harmonieuses cabanes et d'impressionnants champs ; et ce, sans qu'on ait eu besoin de lever le petit doigt.

Alors nous, les dernières miettes des Rafaleux, on s'est regardé dans le blanc des yeux, façon « Qu'est-ce qu'on fout là ? » Notre crédo, c'est de semer le sang et la terreur ! Pas les patates et les navets.

Heureusement, Zizi a eu le nez creux. Il nous a envoyés en explo. Visite diplomatique chez les culs-terreux du coin. Plus question de semer le sang, mais carte blanche pour la terreur ! — si ça peut leur faire lâcher des trucs intéressants.

On est vite tombés sur la colo cent pour cent mâle, dont a parlé Os, en remontant l'autre flanc du lac. Je m'attendais à trouver une copie de ces villages de bouseux qu'on connaît bien. Avec son lot de carcasses errantes, mal nourries, aux os pointus, cisaillant des peaux calcinées et tannées par le sable... Rien de tout ça. On a eu affaire à des clones des Rafales ! Modèle « hommes des bois ». Des peaux gorgées de vitalité, des muscles travaillés par la pêche et l'agriculture, des dos bien bâtis et des chairs bien remplies.

Comment tu veux négocier avec des types qu'ont besoin de rien ? Alors, j'ai pensé à la seule chose qui manquait à notre bonheur quand on arpentait les horizons en bande soudée : les filles ! C'est Anon qu'a eu l'idée. Pour sympathiser, on leur a rapporté de l'alcool, mais surtout une vieille télé cathodique que Gregor a réussi à faire remarcher avec un antique panneau solaire. Mais ce cadeau ne serait rien sans un échantillon de notre collection de films de boules. Qui c'est qu'a bien fait de les ramasser au gré des pillages, hein ?

Dire que les villageois ont été ravis, ça tient de l'euphémisme. Déjà que les images animées, ça les fascinait, alors quand ils ont vu les dessous de ces femelles, qu'ils n'approchent qu'une fois par an, faire des choses qu'ils n'auraient jamais cru possibles, ce fut l'implosion.

Ils se souviendront de notre grâce divine en se masturbant le soir.

Car, oui, ils nous prennent toujours pour de foutus dieux de l'asphalte ! Nés dans le goudron et porteurs des vestiges d'une civilisation effondrée. On n'a pas cherché à les contredire. Sympathiser avec eux est plus aisé lorsqu'on est couronné d'une aura sacrée.

Sympathiser tout court n'aurait d'ailleurs pas été compliqué. Ils parlent notre langue. Ça m'a pas surpris des masses — j'ai jamais rencontré quiconque causer autre chose — mais Talinn a eu l'air songeur. Lui et son pote s'écharpent à déchiffrer les hiéroglyphes de langues mortes. Soi-disant que ça en parlait des centaines par le parlerpassé ! Il pige pas que des péquenots vivant dans un coin si reculé ait pas un genre de dialecte local. Moi non plus, mais c'est lui le scientifique, et c'est pas ce genre de détails qui va m'empêcher de dormir.

Nos hôtes ont installé notre présent dans un large hall de bois magistralement sculpté. Même sans jamais s'être intéressé à l'art, on ne pouvait qu'être ébahis par la finesse de leur ouvrage menuisier. Ils nous ont expliqué qu'il s'agissait d'un temple en notre honneur. Aussitôt, j'ai rétorqué qu'ils feraient mieux d'ajouter encore quelques ornements s'ils espéraient qu'on se souvienne de leur dévotion. Leur chef s'est confondu en excuses ; j'ai réfréné un rire.

En échange de notre « bonté », ils nous ont refourgué des graines, des filets, des harpons, des appâts, des nasses, des lignes, des hameçons... Mais le plus beau, c'est quand même ces deux embarcations qu'ils nous ont laissées. Une barque simple et une barge plus grande, à voiles, comme les chars des Vautours.

Pour des types qui ne savent pas ce que c'est que l'électricité, niveau artisanat, ils filent plusieurs autoroutes devant nous.

Quelques cours de navigation plus tard, on était prêts à repartir « chez nous ». Avant de mettre les voiles, j'ai quand même demandé, juste par curiosité, comment ils nommaient leur oasis paradisiaque. « Dulaï Nor », qu'ils ont répondu. Est-ce que ça signifie quelque chose dans une de ces myriades de langues mortes ? Talinn trouvera peut-être, à l'occasion.

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Wolf

Petit trésor caché, petit trésor chéri. Jamais vieux loup des sables comme moi n'aurait imaginé croiser le chemin d'un coin de paradis pareil. Certainement pas aux côtés de la plus belle déesse que peut offrir le Saint Chromé.

Je suis mort et je sillonne les chevauchées ardentes. C'est bien la seule explication qui me vient lorsque la déesse écarte ses cuisses voluptueuses et que son parfum m'envole sur son nuage. Et lorsqu'elle crie, alors je crie aussi ma joie et mon bonheur d'avoir accompli assez d'exploits guerriers pour mériter ma place en ce nirvana.

Je repose la belle Sara essoufflée par cette échauffourée et nous nous affalons corps contre corps sur notre couche. Que nous sommes bien lotis dans ce nid douillet bâti à la sueur de nos fronts et avec l'aide des bras de la communauté !

Ses cheveux châtains auréolent l'oreiller comme les rayons d'une couronne. Pourrais-je un jour me lasser de passer mes paluches rugueuses sur ses joues douces et tièdes ?

— Je pourrais mourir ici avec toi pour l'éternité, mon soleil.

Elle ouvre ses yeux chaleureux et éclate d'un rire enfantin. Elle s'est fait un jeu de mes mots maladroits.

— Qu'est-ce que tu racontes, mon loup ? Nous ne sommes pas morts. Et la vie suivra encore après nous. Sens !

Elle attrape ma main dans ses minuscules doigts de fée et l'appose contre son ventre. Je ne comprends pas jusqu'à ce que son sourire soleil fasse le jour dans ma caboche. Alors je peux la sentir, cette vie qui palpite.

— Tu veux dire que... ?

Ses lèvres m'apportent leur confirmation en cherchant les miennes dans les replis de ma barbe. Je crois que ce baiser vaut bien toutes les unions que nous pourrions sceller.


Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant