66 - Le Dôme

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L'ambiance de la soirée chez le bourgmestre du Frochet, à l'occasion du Sélène, ne ravive pas mon humeur. Mon père m'a demandé d'être présentable, mais mes sourires forcés paraissent trop faux et les invités se tiennent le plus loin possible de moi, effrayés par les rumeurs au sujet de ma mutation alter-neurale. De mon côté, je n'essaye pas non plus d'initier de discussions. De quoi pourrais-je bien parler ? De la pluie et du beau temps ? Il n'y a aucun facteur aléatoire là-dessus puisque le service d'entretien du Dôme prévoit la météo un cycle à l'avance. Aborder d'un sujet qui les intéresse personnellement ? Alors ils sauront que j'ai fouillé dans leur tête et se méfieront d'autant plus.

Un vent artificiel souffle sa fraîcheur par les arches ouvertes sur un charmant jardin à la française. Les haies taillées à la cuticule près dessinent un simulacre de labyrinthe à hauteur de hanche. En son centre, une fontaine où paraissent quelques angelots déverse ses flots. Dire qu'on rationne d'autres quartiers en air et en eau... Le Frochet ne connaît pas la pénurie.

À travers le salon, je vogue entre les brochettes de lobbyistes et les politiques ventripotents, tâchant de ne prêter qu'une oreille discrète à leurs connivences contre nature. Les minutes avant la fin de ce calvaire s'égrènent lentement. En attendant, il m'arrive de grappiller un verre au bar ou des amuse-gueules sur un plateau. J'allais justement m'arrêter pour reprendre une coupe de vin de synthèse.

— Vous avez l'air d'avoir du goût pour ces choses-là, jeune homme ? Lequel me recommandez-vous ?

Je comprends que l'on s'adresse à moi uniquement parce qu'il n'y a pas d'autre « jeune homme » dans les parages. M'a-t-il pris pour un vulgaire serveur ? Passablement vexé, je me retourne pour faire face à Keliver, le gouverneur du Dôme Quatre. Un homme aussi large que je suis fin et aux joues déjà rougies par l'ivresse. Je feins un sourire que je n'espère pas trop faux et lui désigne la série de flûtes rosées.

— Je vous recommande le Côte de Coprates, il est bien équilibré avec une amertume contrebalancée par les sels de codrites.

Il trempe ses lèvres dans le breuvage vineux et approuve en secouant les replis de son menton de manière exagérée.

— Bon choix, Ethan. Je sais que ton père est un fin œnologue. Tu dois tenir ça de lui, n'est-ce pas ? Oh, j'espère que cela ne te dérange pas que je te tutoie.

— Non, bien sûr que non, ravi d'avoir pu vous aiguiller.

Le tutoiement aurait probablement dérangé mon père, mais même lui ne se serait pas opposé à la volonté d'un autre gouverneur. Surtout pas celui du Dôme Quatre. Ce dernier diffère des douze autres en cela qu'il n'est presque pas habité par des humains. Seulement des chantiers et des usines automatisées. Le Quatre est le cœur stratégique de la production de la Fédération, alors mieux vaut être dans les petits papiers de ce personnage que j'ai pourtant trouvé insupportable les trois fois où nous nous sommes côtoyés.

Mon père doit songer à la même chose, car il s'approche pour la première fois de la soirée. Ce n'est pas moi qui l'intéresse. Keliver ne s'en aperçoit pas et continue à me parler.

— J'ai l'impression que tu as encore grandi depuis la dernière fois où je t'ai vu. C'était l'année dernière, il me semble, aux funérailles de ta mère. Et entre temps, j'ai entendu dire que tu avais fait un saut dans le TUNEL, n'est-ce pas ? Il paraît que cela change un homme...

— Gouverneur Keliver, je n'ai pas encore eu l'honneur de vous saluer.

Il est bien rare que je sois soulagé par une ingérence de mon père. Face à cet individu qui a un don pour mettre les pieds dans le plat et ne jamais se soucier du malaise qu'il suscite, je salue le désir manifeste de mon géniteur de garder le contrôle de chaque situation.

Les deux hommes s'échangent une poignée de main, une ribambelle de compliments hypocrites et des nouvelles de leur travail respectif. Je me sens rapidement exclu et me demande même si je ne devrais pas aller voir ailleurs. Mais mon père m'incite par la pensée à participer, comme un maître-nageur qui jette les enfants dans le bassin pour les forcer à apprendre à nager. Sauf qu'il ne me tend aucune perche !

Je m'efforce de suivre le train de la conversation. Même si je n'y comprends déjà plus rien.

— Détrompez-vous, Cristof ! Je n'ai pas une minute à moi ! s'esclaffe Keliver en éclaboussant quelques gouttes de son vin.

— Vraiment ? Je ne savais pas que les machines nécessitaient autant d'attention, rétorque Cristof sur le ton de la plaisanterie.

— Balivernes ! Tout le monde s'imagine que le Dôme Quatre tourne comme une gentille unité de production, mais je vous rappelle qu'il y a des humains, Gouverneur. Notamment à Lan Klau !

— Lan Klau...

Ces deux syllabes fuitent de ma bouche. Elles se répercutent en moi avec un étrange écho. J'ignore pourquoi le nom de cette prison m'interpelle autant. Mais les deux hommes ne me prêtent pas attention et poursuivent leur discussion.

— Il s'agit quand même de la plus grande unité carcérale de la Fédération, continue Keliver, et il en faut de la main humaine pour gérer ça ! Je n'ai pas le droit à l'erreur, surtout avec des détenus aussi politiques qu'un Zigman et ses petits copains du LISS...

Zigman... Là encore ce nom me frappe et fait battre mon cœur à une vitesse que je ne comprends pas. Je ne suis pas le seul à y réagir, d'ailleurs, puisque le visage de mon père s'assombrit instantanément. Il se fait pourtant très doux dans sa parole quand il prétexte un important sujet à discuter avec Keliver en privé.

Le gouverneur du Dôme Quatre n'a guère d'autre choix que de suivre mon père à l'autre bout du salon.

Je devrais m'intriguer de ce soudain écartement, alors que Cristof tenait à ma présence trente secondes auparavant. Je devrais me montrer curieux et étirer mon pouvoir pour savoir ce qu'ils racontent. Mais je n'y arrive pas. Ce simple nom m'a anéanti et je ne me rappelle même pas où j'ai pu l'entendre. Ma mémoire est pourtant eidétique d'habitude. Et là, une migraine cingle mon crâne dès que j'essaye de passer en revue mes souvenirs à la recherche de ce patronyme.

Ravagé par ce tambourinement dans ma tête et craignant que cela réveille le Rugen-Hoën, je m'éclipse. J'envoie un message à mon père pour le prévenir et avale deux Ataraxyl avant de me mettre au lit. 

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant