64 - Le Dôme

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Mon père a tôt fait de me laisser. Des obligations l'attendent ailleurs. Cela me rassure de retrouver le gouverneur froid et distant que je connais plutôt que ce père que je peine à reconnaître dans ce rôle.

Il ne m'a pas habitué à l'amour paternel.

La lignée des Della Verde se perpétue depuis deux siècles usant d'une sélection quasi-eugéniste. L'assurance d'une descendance solide et apte à prendre la relève de l'imposant empire familial justifie bien les moyens. Alors que s'est-il passé pour que ma mère accouche d'un premier né atteint d'albinisme ? Ne pouvant ni blâmer sa famille immaculée de tout défaut génétique ni celle de la femme qu'il aimait, Cristof m'a donc blâmé, moi. Pendant huit cycles, j'ai essuyé le regard empreint de déception et d'amertume de mon paternel. Quand ma sœur est née deux cycles après moi, il a reporté tous ses efforts sur elle : Agnès était parfaite, elle serait l'héritière de l'empire Della Verde. J'ai grandi dans son ombre, me calquant sur les sculptures et autres somptueuses œuvres d'art du manoir : visuellement distrayant et sans personnalité. J'étais cette chose honteuse qui échappait à toute apparition médiatique, à qui on demandait de porter à l'école le nom de sa mère au lieu de celui de son père.

Tout a basculé l'année dernière, durant l'épidémie de fièvre arèsienne. Ma mère et ma sœur ont contracté le virus émergeant d'une regrettable réaction à la terraformation et sont mortes une semaine plus tard. Mon géniteur a radicalement changé en réalisant que j'étais l'unique héritier qu'il lui restait et tâché de devenir le père attentif qu'il n'a jamais été. Une transformation qui ne prend pas après huit cycles à se côtoyer comme des inconnus.

D'autant que Cristof n'est pas le seul que la mort de deux membres de sa famille a bouleversé. C'est à cette occasion que mes pouvoirs d'Alters se sont réveillés.

­— Ethan Della Verde ! Je ne crois pas que nous ayons déjà eu le plaisir de nous rencontrer !

Le personnage qui m'interpelle gaiement dès que mon père lui a cédé la place est un homme sec dont l'allure rigide et altière tranche avec le ton jovial.

— Si, Monsieur Vauclair, réponds-je en lui rendant une main molle, lors du dîner que mon père organisa après les élections sénatoriales.

— Bien sûr ! Je suis idiot, réplique-t-il sans le penser une seule seconde. Néanmoins, nous n'avions pas eu l'occasion de parler à ce moment-là.

Pourquoi l'aurait-il fait ? Il a failli me confondre avec l'une des plantes du domaine. Malgré les efforts de mon père pour me pousser sur le devant de la scène depuis un cycle, mes habitudes à raser les murs ne s'effacent pas instantanément.

— Mais vous devez être épuisé, réalise-t-il. J'espère que vous viendrez à la Tour Olympe quand vous serez remis, je suis sûr que nous aurons beaucoup à nous dire.

Ce n'est pas une invitation, mais une convocation. Sans autre cérémonie, le directeur me salue et s'évapore comme mon père un peu plus tôt. Lui aussi est un homme très occupé.

Un sentiment de malaise m'étreint. Je déteste l'idée d'avoir une dette envers le service des renseignements, c'est pourtant le cas puisque l'usage qu'ils envisagent de faire de mes talents particuliers a lourdement pesé dans la balance de ma naturalisation.

Ça et le nom de mon père.

S'il y a une leçon que j'ai apprise très tôt dans cette vie, c'est que l'égalité n'est qu'une illusion sur Mars. En tant que ressortissant de l'élite, les privilèges dont je jouis sont sans commune mesure avec ceux d'un citoyen lambda. À commencer par le droit d'avoir un Rugen-Hoën et d'être encore en vie.

En vie... Je m'étais préparé à l'issue de la mort pendant des mois. Je savais que ce n'était qu'une question de temps avant que la mutation ne soit découverte, avant que mon père ne soit plus capable de la cacher, avant qu'on vienne me chercher... Maintenant qu'on m'annonce que j'ai gagné un sursis, je me sens perdu. Que vais-je faire de tout ce temps en rab ? Mon petit doigt (et une rapide plongée dans la tête du directeur) me dit que ce ne sera pas à moi d'en décider.

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant