47 - Orgö

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Yue

Les clameurs m'envahissent, les lumières flottent en une nappe chaleureuse et la grâce du moment m'exalte. J'ouvre les bras pour accueillir toutes ces émotions... qui se heurtent brutalement à la barrière de mon indignité.

Devant moi se joue le spectacle somptueux de la procession en l'honneur de Kana. La foule s'étire sur les vingt-six marches du chörten, les cent vingt fanions de prières virevoltent entre les sept statues du panthéon divin et les huit officiants charrient l'atmosphère de psaumes aux sonorités gutturales. Un spectacle dont j'aimerais pouvoir me gargariser et que je me contente d'observer à distance.

— Tu veux te joindre à nous, Yue ?

Je me retourne brusquement, comme prise en flagrant délit de je ne sais quel crime, tandis que la voix de Delvin me happe hors de ma torpeur.

— C'est-à-dire ?

— On pensait boire un coup avec les filles, faire nos langues de vipères en papotant et se coucher en étant complètement pompettes. Tu vois le genre ?

Non, je ne vois pas vraiment. En tant que prêtresses, l'alcool nous est prohibé. La boisson interfère dans le bon déroulement des rêves, créant une barrière entre nous et l'Éthérée. Il nous arrivait seulement de tremper nos lèvres dans la préparation spéciale que la doyenne concoctait pour les cérémonies de la Stase ou du Demi-Songe, ce qui affûtait notre esprit jusqu'à lui faire franchir la barrière entre rêve et réel.

Maintenant que je ne suis plus prêtresse, j'imagine que je n'ai plus de raisons de refuser la proposition. Peut-être que de nouvelles présences m'aideront à moins ruminer.

J'emboîte le pas de Delvin, qui me paraît moins assuré, moins stable qu'à son habitude. A-t-elle déjà commencé à tremper ses lèvres dans le breuvage du péché ? Nous redescendons le bâtiment en repassant par cet immense amphithéâtre tout en terrasses. Les dix-huit rangées de pupitres s'étirent en arc de cercle, chacune sur un niveau, permettant aux trois cent soixante sièges de faire face à un tableau noir de trois mètres de large. Les habitants d'Orgö disent que cet espace hallucinant était voué aux apprentissages. De quels enseignements ? De quels préceptes divins ?

Delvin ne s'y attarde pas. Au cours de ses pérégrinations de nomade, elle a vu ouvrages plus impressionnants dans les ruines. Nous nous frayons un chemin entre deux couloirs éventrés jusqu'à une sympathique goguette. Les murs affaissés de la salle invitent les courants d'air à partager ce moment d'ivresse collective. Ce balcon improvisé offre un panorama imprenable sur une partie plus calme de la ville.

La nuit est fraîche, pourtant Rana s'exhibe en débardeur et sa peau apparente sue comme la cascade sacrée du temple. Karima et Élis sont attablées de part et d'autre, et se chamaillent entre deux rires qui me rappellent les cris de certains animaux. Cléa semble être la seule encore à peu près présentable alors qu'elle tente de mettre de l'ordre entre les cadavres de bouteilles.

Je compte trois pichets de bière locale, dont un et demi vidés, deux carafes d'un alcool ambré non identifié et une bouteille d'un vin rouge comme le sang. Une telle abondance pour seulement huit verres — alors que nous sommes six — me fait tiquer. Mais je m'assois sagement dans un fauteuil libre, si endommagé que je m'y enfonce jusqu'à avoir la table à hauteur de menton.

— Je te sers quoi, miss ? demande Delvin sur un ton guilleret.

— Le moins fort que vous ayez. Je n'ai jamais bu.

Les femmes s'étonnent et s'amusent, elles me dévisagent avec une curieuse bienveillance. Comme des mamans tourterelles qui voudraient pousser leur petit hors du nid pour le forcer à voler de ses propres ailes.

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant