55 - Cale sèche

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Os

Je renonce à garder la moindre emprise sur un corps physique. Je laisse mon enveloppe charnelle se désagréger comme une statue de sable au vent. Je ne suis plus qu'énergie et ondes dans ce magma sans cohérence et sans matière.

Je plonge rarement si profondément dans les méandres d'un cerveau. Je n'avais jamais eu besoin d'excaver ce qui gisait aussi enfoui. Un individu normal peut cacher ses souvenirs et sa personnalité en arrière-plan. Pas claquemurés dans les abysses de son inconscient. C'est de son propre fait : Aulrek a usé des dernières bribes de ses capacités d'Alters pour saboter sa psyché et sacrifier sa raison. Pourquoi ?

J'erre un moment, naviguant parmi les décolorations des ondulations corpusculaires. Je n'ai plus d'yeux pour les voir. Juste un ressenti qui se mêle aux autres stimuli dans une douce synesthésie. Je m'étonne de ressentir quelque chose. Je m'étonne même de ressentir plus dans cet état éthéré que dans mon convoyeur de chair habituel. Peut-être que ma place est ici, tout compte fait. Je pourrais m'abandonner et voguer insouciamment dans ces courants chauds pour l'éternité.

Non. Je dois me ressaisir. Dieu m'a confié une mission — le vrai Dieu, pas l'imposteur qui s'est fait passer pour tel. Je ne peux pas aller à l'encontre de ses desseins.

Je freine dans le flot, plante des appuis que j'ignorais avoir et résiste jusqu'à m'immobiliser. Aussitôt l'atmosphère change. L'éclat cristallin et harmonieux des vagues se transforme et se noircit de sons grinçants. Les fréquences distordues me heurtent comme une attaque physique. Je dois sortir de là.

J'essaye de bouger et tout l'environnement se ligue contre moi, se hérisse d'épines dansantes et m'englue dans ses miasmes. Je ne bouge plus. Si je me débats, ces sables mouvants m'asphyxieront. Je me laisse engloutir paisiblement. Une issue ? Sous mes pieds. La chute.

Mes fesses se heurtent à un tapis persan moelleux. Puis je me rappelle que je n'ai plus de corps tangible, et que c'est une douleur que j'imagine par instinct. J'ai quitté le néant et le mélange des sens pour échouer dans un charmant salon, plus que réaliste. Les murs sont garnis de papier peint frais aux motifs sobres. Le parquet de cèdre est régulier et impeccablement ciré. Les larges fenêtres donnent sur un ciel calme et aucun carreau n'est brisé, fissuré, ni même sale. J'ignore où je suis, mais ce n'est clairement pas dans le décor post-apocalyptique que je connais.

Des voix se faufilent jusqu'à mes oreilles, depuis des sofas de velours qui me tournent le dos. J'hésite à m'approcher, puis je me dis qu'étant très probablement dans un souvenir, les interlocuteurs ne doivent pas pouvoir me remarquer.

— Très honnêtement, Aulrek, je t'assure que c'est pour le mieux.

Cette voix... la même qui émanait du haut-parleur lorsque j'ai voulu forcer le contact télépathique malgré la barrière. Je découvre qu'elle appartient à un homme dans la fleur de l'âge. Sa peau se plie sous les rides charmeuses d'un sourire qui inspire la bienveillance. Ses cheveux d'un noir profond, gominés et plaqués en arrière, attestent d'un charisme aussi assuré que calculé. Il porte un costume sobre et sombre, mais impeccablement lissé et absous de la moindre marque d'usure.

— Mieux pour qui, Madolan ? Nous ou le peuple ?

Là aussi, je reconnais la voix. Celle du fou qui nous criait de laisser sa ratafia en paix. Qu'il a changé ! Sa peau affiche les prémices de la vieillesse qui s'acharne en vain contre un corps bien entretenu. Ses cheveux poivre sel sont taillés ras et ses sourcils épais appuient un regard perçant contre son interlocuteur. À des lustres du vieillard usé par la crasse, la maladie et la folie, l'homme se tient droit sur son assise. Si Madolan en impose par son charisme et sa malice, Aulrek lui tient tête avec une stature autoritaire et assertive. Il n'a pas l'intention de se laisser marcher sur les pieds.

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant