50 - Fun Town

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La croupière vient d'achever la distribution. J'esquisse un geste lent pour attraper la liasse de cartes et la porter sous mes yeux. Un sourire de requin étire mes lèvres. Ma main est plutôt correcte. J'ai de quoi faire au moins une quinte d'agate, peut-être un sextuple si la pioche est bonne. Et quand bien même elle ne le serait pas, je gagnerai de toute façon.

En face, le fantôme n'a pas bougé. Je l'appelle ainsi à cause de son teint pâle comme la mort et de ses yeux qui brasillent d'une lueur rougeâtre malade. Doudou l'a intercepté ce matin sur le sentier qui surplombe Fun Town. Ce n'était pas une surprise. Je savais qu'il viendrait. Cette vision me l'a dit et Bijou l'a confirmé en allant espionner leur campement hier soir. Du côté du fantôme, il n'a pas non plus eu l'air pris de court, puisqu'il s'est laissé capturer — ou plutôt inviter — docilement.

Même en m'y attendant, sa venue déchaîne en moi un fiévreux ballet d'émotions contradictoires. Un mélange entre la crainte et l'envie.

— Tu ne regardes pas ton jeu ? lui demandé-je.

— Je t'ai dit que je ne tenais pas à y jouer.

Ça m'amuse. Personne ne boude mes ordres. Une simple inflexion de ma voix suffit à les faire plier avant même de déployer mon flux. Mais les esprits sont mous par ici. En dehors de Doudou, Chouchou et Bijou, les cerveaux sont désespérément inertes. Pas de code, pas de mot de passe à rentrer, je pousse tous les interrupteurs comme je le veux. C'est d'un ennui. Finalement, ce sont eux les fantômes, pas ce garçon. Lui, il est vivant. Authentique !

Je lui adresse un sourire languissant. La situation m'excite ! Il n'y a jamais rien pour s'amuser à Fun Town. Il n'espère quand même pas que je ne profite pas de la distraction qu'il m'apporte.

Résigné, il s'empare de ses cartes et n'affiche aucune forme d'expression en les découvrant. Je ne lui ai pas expliqué les règles, mais je soupçonne ne pas en avoir besoin. Il les connaît déjà.

— Si je gagne, tu viendras avec nous ? demande-t-il.

— Tu ne gagneras pas.

Cette certitude est naturelle. Je n'ai jamais perdu à ce jeu.

Je le laisse commencer. Il déploie une succession d'atouts médiocres : la potence, le confesseur et la noyée. Ça part mal pour lui. Il pourrait marquer un haut score en formant un cercle, mais cela relève de l'impossible. Je n'aurai sans doute même pas besoin d'instiller mon flux. Finalement, il est aussi barbant que les autres. Quelle déception. J'en perds mon sourire tandis que j'esquisse un futur sextuple. La pioche m'offre ensuite une bonne fortune : l'avare. Ma victoire sera écrasante. Cela me réconforte un peu dans mon déplaisir. Je ne retiens pas un nouveau rictus carnassier. Même plus besoin de bluffer.

De son côté, il étale deux autres atouts : la perle et l'essoufflé. Bon sang, ça pourrait vraiment ressembler à un cercle. Mais un cercle ne vaut rien s'il n'est pas fermé et une seule carte peut accomplir ce prodige. Or la probabilité qu'elle se trouve dans son jeu est faible, extrêmement faible.

Par précaution, je vais tout de même m'assurer qu'il ne la pose pas. Je sens le flux frémir et se déployer insidieusement. Je tâte les pans externes de sa conscience et m'efforce de trouver une ouverture. Je m'étonne de ne pas percevoir de retour. J'ai l'impression de rentrer, mais de ne pas savoir que je suis à l'intérieur. La sensation est inhabituelle, mais ça ne veut pas dire que ça n'a pas fonctionné. Ça fonctionne toujours. Alors je pousse l'ordre : Ne pose pas le hiérarque.

Sa main frémit. Une légère hésitation. Ses doigts se déplacent dans son jeu, comme s'il ne savait plus quelle carte il était censé saisir. Finalement, il tire son choix et le déploie sur la table. Le hiérarque.

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant