53 - Cale sèche

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Alex

— Rappelez-moi ce qu'on fout ici ?

En vérité, je le sais très bien, mais c'est la seule manière que j'ai trouvée de manifester mon exaspération. Ma peur, aussi, peut-être ? Je n'avais jamais quitté Fun Town et quand je m'y résous, c'est pour me retrouver confronté à l'adversité d'un climat sans pitié et à l'hostilité d'une ville cadenassée. Je pourrais dire que je regrette. Mais tout ceci est bien trop distrayant pour me faire privilégier la prudence.

De toute façon, tant que je suis avec Bijou, Doudou et Chouchou, je ne crains rien. Sauf qu'ils ne pourront pas rester à mes côtés, cette fois-ci.

— On cherche l'exilé, répond Os avec la pédagogie du professeur qui a bien trop répété la leçon.

— Ok, mais pourquoi je dois venir ?

— Parce qu'on a besoin de tes pouvoirs, réplique Yue.

Je lève les yeux au ciel. J'adore l'entendre me louer, mais puisqu'il s'agit de fouiner dans la tête de ce type, j'ai du mal à saisir en quoi mon flux peut les aider. Pourtant Os a dit que je serai nécessaire et cette perspective grisante me comble d'excitation. Même si ça me fiche la trouille, je ne ferais demi-tour pour rien au monde. J'ai trop besoin de me sentir au cœur de l'action.

Des bruits de pas rappliquent sur ma droite et l'ombre trapue de Fen ruine mon bain de soleil. Il lance dans le triangle des trois psychos de la bande — nous — un genre de boitier qui me rappelle les jeux à usage unique qu'on trouvait dans les distributeurs défoncés de Fun Town.

— Tenez. Votre dosimètre.

— Et ça va nous servir à quoi de savoir à quel point on se fera griller le ciboulot là-dedans ?

« Là-dedans », c'est ce paquebot échoué comme une baleine en plein marécage radioactif. Le monstre d'acier gît sur le flanc, la gueule béante crachant sa cargaison de containers rouillés. Comment ce tanker a-t-il pu dériver ici ? Et que fait ce décor hostile d'herbes d'eau flétries et de flaques saumâtres à moins de dix kilomètres de la ville flamboyante ?

« Là-dedans », c'est là que se trouve l'exilé, dit Os. Un homme — un autre Alter pour être exact — banni de la cité par ce prétendu dieu qui espère nous faire tomber dans son piège. Or, quitte à se ruer dans ledit piège, Os veut fouiner l'esprit du déchu pour avoir un aperçu de ce qui nous attend dans cette ville aussi étrange qu'impénétrable.

Mais quelle idée que de se réfugier dans un coin si lugubre ! J'imagine bien qu'il n'y avait pas myriade d'autres terres d'accueil dans ces contrées désertes, mais de là à vivre comme un ermite dans un vraquier suffisamment contaminé pour réduire ton espérance de vie de trois quarts... Comment peut-il seulement se nourrir dans le coin ?

— C'est vrai. J'oubliais qu'il n'y avait plus grand-chose à préserver là-dedans, réplique Fen en désignant mon crâne.

Je lui renvoie un sourire goguenard et un aimable doigt d'honneur, avant de lui rétorquer :

— Tu me cherches, Papi ?

— Pas vraiment, non. J'aimerais juste qu'on se magne d'y aller. Cet endroit me file les chocottes. Plus vite ce sera fait et mieux ce sera.

J'ai envie de me foutre de sa gueule d'intrépide bâtard qui se pisse dessus dans un marais un peu nauséabond, mais je vais éviter, parce que moi non plus je ne fais pas le fier.

Je prends son dosimètre et me lève, Os et Yue dans mes pas. La petite prêtresse s'est engoncée dans d'épais vêtements rafistolés au scotch gris pour ne pas se coller de la poussière contaminée partout. Comme ça, elle ressemble au cosmonaute peinturluré sur le manège avec les fusées, le préféré de Bijou. Os et moi, on adopte plutôt le style « on mourra bien d'une autre saloperie avant un cancer, de toute manière. »

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant