Chapitre 4

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Je l'entends m'appeler une deuxième fois mais je ne réponds toujours pas. J'en suis incapable. Elle m'appelle une troisième fois, mais sa voix est bien plus près, bien plus douce. Je n'y décerne plus d'étonnement, seulement de l'inquiétude. Lorsqu'elle pose sa main sur mon épaule, je frissonne. Ma réaction ne lui échappe pas et elle recule instantanément de quelques pas. Les yeux toujours rivés vers le ciel, je prends le temps de réaliser tous les événements s'étant déroulés aujourd'hui : la vente de la collection « Ada » à Monsieur Choi, l'entrée fracassante de ma génitrice et son annonce nonchalante de la mort de mon père, le retour dans mon village natal et mes retrouvailles avec Adaliah. Enfin, le mot retrouvailles est peut-être un peu fort.

    —Adaliah Duval, dis-je en tournant finalement ma tête vers elle.

    C'est bien elle, je ne rêve pas. Ses cheveux bruns ne sont plus longs comme ils l'étaient dans mes souvenirs. J'ai rarement été attiré par des femmes ayant les cheveux courts, la majeure raison étant purement sexuelle, mais je dois reconnaître qu'émane d'Adaliah une certaine finesse. Ou bien, peut-être que ça vient d'elle et non de sa coupe de cheveux. Après tout, je l'aimerai avec ou sans cheveux, c'est certain. Je n'ose pas détacher mon regard de son visage, de ses yeux marron en forme d'amandes. Je ne veux pas savoir à quoi ressemble son corps, ce qu'elle porte. La vérité, c'est que je voudrais sentir ses courbes sur mes doigts.

    —Je suis vraiment désolée, dit-elle en baissant les yeux.
    —Pour ?
    —Ton père !

    Elle relève la tête avec de gros yeux, comme si j'aurais dû comprendre dès le départ. Ça aurait dû être le cas, en effet. Mais sa simple présence devant moi suffit à me faire oublier tout ce qu'il y a autour. L'espace d'un instant, j'ai oublié que nous étions en plein milieu du cimetière local devant la tombe de mon propre père. En fait, je ne prends conscience de cela que lorsque Adaliah s'avance devant la tombe et y dépose un bouquet de fleurs.

    —Je n'ai pas osé venir le jour de l'enterrement. Je ne voulais pas que ce soit déplacé étant donné que je ne suis pas de la famille. Je n'avais pas vu ton père depuis plusieurs mois, voire des années, mais ça m'a fait quelque chose d'apprendre...qu'il n'était plus là.
Je souris tristement.
    —Je n'y étais pas non plus, pour être franc. Je n'ai appris sa mort que cette après-midi, soupirais-je en regardant les quelques bouquets de fleurs sur sa tombe.
        —Je sais que tu es très occupé mais j'aimerais qu'on aille boire un verre, toi et moi. Je doute que quelqu'un comme toi ait l'intention de poser ses valises dans un tel endroit pour toujours alors, pourquoi pas ce soir ? Ce sera l'occasion de boire pour oublier la réalité, dit-elle avec un léger sourire alors que je me contente de hocher la tête.

    Quelqu'un comme moi ? Qu'est-ce que quelqu'un comme moi ? Et si elle était au courant pour mes tableaux ? Il suffit qu'ils aient été publiés dans la presse locale, ce qui ne serait pas étonnant. Je n'ai jamais caché l'endroit d'où je venais et j'ai reçu à plusieurs reprises lettres du maire me suppliant de créer des œuvres pour la mairie. Lettres auxquelles je n'ai jamais répondu, pour être franc. Il me disait qu'il était fier de connaître quelqu'un de « célèbre » qui ne cachait rien de son berceau natal.
    Une heure plus tard, à peine, Adaliah et moi sommes assis autour d'un verre, uniquement séparés par une simple table qui ne me tarde d'envoyer valser à la moindre occasion. Rien ni personne ne saurait me faire détacher les yeux d'elle, pas même le serveur qui est venu prendre et apporter notre commande. Il faut que j'analyse ses traits, que je les scrutent et les connaissent mieux que mon propre visage. Il faut qu'ils hantent ma mémoire afin que mes tracés soient naturels sur le papier. J'ai terminé de dessiner Adaliah avec les traits d'une adolescente qui n'existe visiblement plus. C'est devenu une femme. Une femme magnifique et épanouie. Je me dois de la représenter comme telle.

    —Tout à l'heure, tu m'as dit que « quelqu'un comme moi » ne poserait jamais ses valises ici mais je ne comprends pas vraiment ce que tu entends par là. C'est quoi exactement « quelqu'un comme moi » ?
Elle sourit avant de boire une lichée de sa bière.
    —Tu n'as jamais eu l'intention de rester ici. Tu es parti avant même qu'on ne commence le lycée, dans la ville voisine. Quand je dis « quelqu'un comme toi », c'est parce que j'ai toujours considéré que tu avais soif d'aventures et de nouveaux paysages.
    —Je ne suis jamais parti, dis-je en riant nerveusement. Du moins, pas volontairement.
    —Bien sûr que si. Ta mère a dit à la directrice que tu avais demandé à déménager chez ta tante parce qu'elle était malade et que tu t'étais proposé pour l'assisté parce qu'elle n'avait pas d'enfant, ou quelque chose comme ça. J'ai à peine vingt-cinq ans et ma mémoire me fait déjà défaut.

    Il me faut quelques secondes avant de réaliser l'ampleur de ses mots. Ma mère a préféré mentir à tout le monde plutôt que de dire la vérité. Personne n'a jamais su que j'ai été envoyé en pension. Personne n'a jamais su la manière dont on m'a traité. Personne n'a jamais su toutes les larmes que j'ai versées alors qu'eux devaient sans doute rire aux éclats en faisant des goûters de fin d'année. Ils ont tous grandi en pensant que je les avais abandonnés du jour au lendemain, sans jamais prendre de leurs nouvelles. J'en étais tout bonnement incapable. Je n'avais même plus de téléphone. Ma propre génitrice, qui a toujours prétendu être la plus honnête, la plus juste de notre famille, est en fait une menteuse expérimentée. Quelle ironie. Tout cela me paraît tellement insensé que je ne peux me retenir de rire.
Adaliah penche la tête sur le côté, visiblement confuse par ma réaction.

    —Je n'ai même pas de tante, ma mère est fille unique et mon père n'avait qu'un frère.
Elle refuse de me croire.
    —On m'a envoyé dans un pensionnat pour garçons...difficiles. Je ne pensais qu'on en arriverait là un jour pour être honnête. Cette situation était inattendue et complètement hors de mon contrôle. Si j'avais pu aller au lycée avec vous, je l'aurais fait. Si j'avais pu garder contact avec vous, je l'aurais fait. Adaliah, soupirais-je. Je ne suis pas parti parce que j'avais soif d'aventure et de nouveaux paysages, je suis parti parce qu'on ne voulait plus de moi ici.
    —Je suis vraiment désolée, Liam. Je pensais vraiment que les choses s'étaient déroulées différemment.

    Nous restons encore à discuter alors que les verres s'accumulent sur la table. Je suis autant ivre d'alcool qu'ivre de la femme fasse à moi. Cela n'a rien de déplaisant, j'aime à le constater. En me réveillant ce matin, je n'avais jamais pensé la revoir, lui parler et être en mesure d'entendre à nouveau son rire. L'ivresse me rend niais, et faible d'une certaine manière. Si bien que je ne sais refuser lorsqu'elle m'invite à son mariage qui a lieu dans deux jours.
Je me suis moi-même condamné à regardé l'amour de ma vie épousé un autre.

ADALIAH [bxb]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant