Préambule

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Penses-tu que tu es en train de vivre ta première vie, l'une d'elles ou bien penses-tu que c'est la dernière ? Je n'avais que douze ans lorsque l'on m'a posé cette question. Je n'ai jamais pris le temps d'y réfléchir sérieusement. Pour être honnête, quel enfant de cet âge serait prêt à remplir ses pensées d'une telle philosophie ? C'est un âge à jouer au ballon, à imiter ironiquement les adultes, à croire que l'on sait tout sur tout, en particulier en matière d'amour. Je me souviens avoir regardé mon interlocutrice avec de grands yeux ronds incrédules. Je ne comprenais ni le sens de la question ni pourquoi elle m'avait été posée. Ma seule réponse fut mon silence.
    Étrangement, cette question ne m'est jamais sortie de la tête et je me la suis régulièrement posé cette dernière décennie. Maintenant que j'ai passé le cap des vingt-cinq ans, je suppose que j'ai un peu plus de temps à accorder à ce genre de pensées. Vous savez, celles qui vous font remettre en question tous vos choix de vie en une fraction de seconde. En réalité, je n'ai pas du tout plus de temps à leur accorder, je prends simplement le temps d'y réfléchir, entre vingt-et-une heures et six heures du matin. Toutefois, peu importe l'amont de temps que je passe à me torturer l'esprit avec cette question, je refuse toujours d'y répondre pour deux raisons. L'une étant que ma réponse influerait fortement sur la manière dont je voudrais passer le reste de ma vie et je m'y refuse. Je veux continuer de prendre les choses telles qu'elles viennent. L'autre étant que si j'y réponds, elle sortira de ma tête.

    —Monsieur, votre voiture est là, m'indique Charlie.
    —Je vais m'y rendre moi-même, pas besoin qu'on ne m'y conduise.
    —Sauf votre respect monsieur, Elizabeth a insisté pour que je sois votre chauffeur.
    —Charlie. Tout va bien. Je serais rentré d'ici deux heures. Si je ne donne pas de mes nouvelles, tu sauras où me chercher. Entendu ?
    —Entendu monsieur.

    Avec le temps, j'ai appris à aimer à être seul. J'ai d'abord détesté la solitude. Je la trouvais lourde, fatigante et bruyante. Je n'entendais que mes pensées. Par la suite, j'ai compris qu'être seul et se sentir seul étaient deux choses bien différentes. J'ai alors compris que j'aimais être seul, mais que je haïssais le fait de me sentir seul. J'ai cherché du réconfort auprès de n'importe qui. Je voulais sentir les regards sur moi, sentir que je pouvais plaire. J'étais prêt à tout pour ça. Je me raccrochais à l'amour qu'on voulait me donner : un simple quart d'heure, quelques heures, une nuit ou si j'étais chanceux, quelques semaines. Parfois, je connaissais le bonheur d'une histoire de quelques mois, mais la fin restait indéniablement la même : la fuite.
    Je me suis détesté pour avoir donné de l'espoir à des personnes qui voyaient en moi l'homme qu'ils avaient toujours cherché tandis que je ne voyais qu'en eux un moyen de combler un vide qu'ils n'ont même pas causés. Plus je restais, plus je les faisais souffrir mais j'avais l'impression de guérir. Je ne prenais pas la fuite parce qu'ils étaient mauvais avec moi mais parce que j'avais besoin d'être seul. Si leur compagnie me permettait de ne pas me sentir seul, elle pouvait parfois s'avérer être très étouffante. Il s'agissait de mon bonheur au dépens du leur, je le savais. Bonheur, que dis-je. Leur amour ne faisait que recouvrir la plaie béante, pourtant invisible à l'œil nu, dont j'étais la victime. Je suis reconnaissant pour chaque personne qui m'a fait me sentir aimé et désiré alors même que je n'avais pas totalement d'yeux pour elles.
Dans le fond, peut-être qu'avec tous ces visages que j'ai embrassés, tous ces corps dont j'ai essayés d'apprendre les courbes... Tout n'était voué qu'à essayer de l'effacer elle.

    Je n'avais jamais pensé devenir artiste. En fait, si je n'avais pas été séparé d'elle, je n'en serais jamais devenu un. Ce sont les traits de son visage, la couleur de ses iris ou encore l'aspect gracieux de ses mains, qui ont fait de moi l'homme que je suis aujourd'hui. Je l'ai croqué, peint, sculpté dans tellement de villes et de pays différents. Je ne l'ai pas fait pour qu'elle voie mon travail et revienne vers moi. Je l'ai fait parce que j'aurais toujours une partie d'elle en moi. J'ai essayé de le nier pendant bien trop longtemps et ce ne fut qu'une perte de temps. Plutôt que de passer le reste de ma vie à la chercher partout où je suis allé, j'ai décidé que ce serait le monde qui la trouverait et la regarderait.
    J'ai toujours su que les gens ne la verraient jamais de la manière dont je l'ai vu et dont je la vois encore mais je ne m'en suis jamais soucié. Au contraire, ça me plaisait de savoir que je ne serai jamais le seul à la voir de cette manière. Mon but était simplement de laisser son empreinte sur le monde. Et je l'ai fait. Encore et encore, parce qu'elle est la femme la plus belle que je n'ai jamais rencontrée. Elle n'était pas seulement belle sur le plan physique, oh non. Si ce n'était que ça, elle n'aurait nullement hanté ma vie. Elle a toujours été bien plus que ça. Brillante, talentueuse, sûre d'elle et honnête. Des milliards de mots et des centaines de langues ne suffisent pas à la décrire, c'est un fait.

    Je gare la voiture à quelques mètres de l'entrée. Le parking n'est pas désert mais il n'y a pas foule. Je respire à pleins poumons avant d'entrer sans même prendre le temps de m'annoncer, comme si l'air était plein de courage. Je regrette quelques secondes de ne pas avoir demandé à Charlie de m'accompagner mais c'est sans doute mieux ainsi. Cette solitude n'est pas mauvaise. Attendre que la personne que vous avez toujours considérée comme votre âme-sœur revienne nécessite beaucoup de patience, de temps et de nuits blanches. Finalement, c'est la solitude qui s'avère être ma plus grande amie.

    —Tu pensais que je n'allais pas venir, n'est-ce pas ? dis-je en m'asseyant alors que je n'ai qu'un long silence pour réponse. Eh bien, je reconnais avoir hésité mais je me devais d'être là. Nous avons déjà perdu bien trop de temps toi et moi. Aussi, je suis venu parce que j'avais quelque chose d'important à te dire et dont je voulais que nous discutions. J'aimerais beaucoup que tu viennes au vernissage de la galerie que je vais ouvrir à Paris, le mois prochain. Ce sont des projets inédits et très récents, je pense qu'ils te plairaient beaucoup. Je sais que tu seras très occupée parce que l'automne a toujours été ta saison préférée alors s'il te plaît, entre deux sauts dans une montagne de neige, pense à moi. Si tu viens, je te promets de sauter dans un gros tas blanc, moi aussi, et même d'en jeter des poignées entières au-dessus de ma tête.

    Je souris en baissant la tête. Je l'imagine un instant vêtue d'un manteau de fourrures et d'après-ski, riant aux éclats sous la pluie de neige que je lui jetterai au-dessus de la tête. Je sais qu'elle pourrait sauter dans les tas de neige sur les bords des routes une journée entière sans jamais s'en lasser ou qu'elle glisserait à coup sûr sur chaque plaque de verglas. Elle est tout ce que je ne suis pas mais je pourrais devenir tout ce qu'elle veut que je sois. Parce que c'est elle. Parce que je sais qu'elle est mon âme-sœur.
    Je relève la tête, un sourire maintenant triste sur le visage. J'aimerais dire que son sourire est rayonnant et que ses yeux sont remplis d'étoiles. Mais comment pourraient-ils lorsqu'elle en fait déjà partie ? Comme je l'ai dit, attendre que la personne que vous avez toujours considérée comme votre âme-sœur revienne nécessite beaucoup de patience, de temps et de nuits blanches. Toutefois, j'ai omis de préciser qu'une vie entière à l'attendre pourrait s'avérer ne pas être suffisante.

    —Est-ce que je suis en train de vivre ma première vie, l'une d'elles ou est-ce qu'il s'agit là de la dernière ? répétais-je ironiquement. Je n'ai toujours pas de réponse à cette question mais je sais que si je dois revivre un jour, sous n'importe quelle forme que ce soit, je te chercherai. Tu peux changer de nom, de visage, de sexe ou de forme. Je te retrouverai, toujours.

Adaliah Duval
1999-2022
« N'oubliez pas de vous sentir vivant. »

ADALIAH [bxb]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant