Chapitre 15

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La ville n'était pas bondée malgré les vacances d'été. Cela ne me surprenait guère. Tout le monde préfère les champs de blés et les coquelicots plutôt que les gratte-ciel, l'odeur de la nature plutôt que celle de la pollution, aller cueillir des fruits sauvages plutôt que de faire la queue au supermarché. Ceux qui prétendent l'inverse vivent dans le déni. Je regrette presque de ne pas être parti en vacances, moi aussi. L'un des avantages d'être un artiste est que l'on peut facilement produire une œuvre de n'importe où. Qui sait, peut-être aurais-je eu ce déclic que j'attends depuis si longtemps maintenant.
    Être resté chez moi n'a rien de mauvais non plus. Mon appartement n'a jamais été aussi propre, ma pile de livres à lire aussi petite. L'air frais du parc est toujours un peu pollué, mais me convient malgré tout. Partir à la campagne seul ne m'intéresse pas de toute façon. Si je dois partir, alors je ferai le tour du monde. Seulement, il me manque encore quelques papiers administratifs pour mon passeport. L'administration n'a jamais été très rapide. Une fois que je les aurais, alors j'envisagerai de partir. J'ai envie de visiter l'Australie, le Japon, l'Islande et le Mexique en particulier. Il y a tant de choses à découvrir que j'en ai presque le tournis.
    Je suis vêtu d'un costume bordeaux et d'une chemise noire lorsque j'arrive à la galerie. J'attire quelques regards, sans doute dû à la couleur peu commune de mon costume. Je ne prends pas le temps d'écouter les chuchotements. Peut-être parlent-ils de moi car certaines de mes œuvres ne faisant pas partie de la collection « Ada » sont exposées. Ce sont mes travaux les moins connues, les moins appréciées. Aussi bien par le public que par moi-même.
    J'ai reçu l'invitation de ce vernissage il y a des mois déjà et si Elizabeth ne me l'avait pas rappelé, j'aurais sans doute oublié. Elle tenait absolument à ce que j'y aille, en prétextant que ça ne pourrait faire que raviver ma flamme d'artiste. À l'inverse, je pense que ça ne pourrait faire que la ruinée plus encore. Voir le travail d'autres artistes peut par voir être déstabilisant et réducteur. Je ne veux pas m'endiguer à croire que je ne suis plus capable de produire quoi que ce soit. J'ai besoin de réussir, de me sortir de cela mais je sais que forcer les choses n'est pas le bon moyen d'y parvenir. Tout doit se faire simplement et naturellement.
    Malgré les longues minutes que je prends pour admirer les détails de chacun des tableaux, je n'arrive pas à savoir lequel est mon préféré. Bien qu'ils n'égaliseront sans doute jamais les grands noms tels que Van Gogh ou Monet, tous ces artistes sont très loin d'être mauvais. Ils sont peut-être même meilleurs que moi. Certains d'entre eux représentent la mer, et avec un peu de concentration, on arrive presque à s'imaginer les mouvements de la houle. Un autre représente une forêt en flamme. J'aime le comparer à la manière dont je me sens lorsque je suis en colère. J'ai l'impression que tout mon être brûle et que plus le temps passe, rien ne s'arrange. Un autre encore représente un coucher de soleil aux nuances rouges et orangées. Il s'agit de celui qui attire le plus de regards. D'autres encore représentes des couples s'aimant sous la pluie ou sous la couette, des iris aussi colorés qu'un arc-en-ciel, ou encore des natures mortes.
    Mon tableau, lui, n'attire pas grand monde. J'aimerais que les gens y décèlent leur propre message, qu'ils décident ce qu'il leur évoque et qu'ils me le disent. Ils n'en font rien et je me tais, moi aussi. Je l'ai peint il y a un an environ, entre deux vides artistiques. Il représente deux mains ne se tenant plus qu'à un doigt. Seulement, l'angle sous lequel je les ai peintes ne permet pas de dire si elles s'accrochent l'une à l'autre pour la première ou dernière fois. La subtilité du tableau réside entièrement dans ce fait. J'avais passé des semaines à chercher un nom pour ce tableau, sans succès. Puis, j'ai eu cet éclair de génie et en ai finalement trouvé un : « Soit nous, soit personne ». Si les deux mains se cherchent l'une et l'autre, alors le « nous » primera. Dans le cas contraire, si elles se séparent, elles ne seront rien et n'auront personne.

    —Je trouve ce tableau magnifique, entendais-je dans mon dos.

    Lorsque je me retourne, il ne s'agissait évidemment pas du mien. Le bonheur aurait été bien trop grand et ma surprise bien trop lisible. Spectateur et admirateur de mon propre tableau... c'est donc à cela que je suis réduit. Pourtant, s'il fallait réentendre les mots d'Adaliah une nouvelle fois pour que tout ce cercle vicieux s'arrête, je le referais. Cette obsession n'avait plus lieu d'être. Elle n'a même jamais eu lieu de l'être.

    —Ce sont toutes deux des mains d'hommes, constata une femme dans mon dos.

    Ce n'est pas faux. Les deux mains présentent des traits plutôt fermes et forts. Rien avoir avec des mains de femmes que j'ai tendance à représenter avec de longs ongles et doigts beaucoup plus élancés. Toutefois, le tableau dégage quand même une certaine douceur que la vieille femme se plie à admettre avec un léger sourire. Elle m'indique que ce tableau lui rappelle une œuvre sur la mythologie grecque qu'elle a lu lorsqu'elle était plus jeune et dont les deux héros été tombé inéluctablement amoureux l'un de l'autre. Selon ses dires, « ils ne pouvaient en être autrement ». Si à l'époque, sa lecture l'avait surprise, elle m'a dit qu'elle avait changé sa manière de voir le monde.

    —Ce livre était bouleversant. Il m'a appris que l'amour ne s'arrêtait pas avec la mort et qu'il existe un endroit où les âmes se retrouvent, quelque part. Êtes-vous amoureux mon garçon ?

Je prends quelques secondes pour réfléchir.

    —Je l'ai été, oui. Ce n'est plus le cas.
    —Puissiez-vous trouver quelqu'un qui vous aime autant que les Grecs aiment leurs dieux.

    Je ne comprends pas vraiment le sens de ses mots mais je lui réponds d'un sourire compatissant avant qu'elle ne s'éclipse pour discuter avec quelqu'un d'autre. Je ne m'y connais que très peu en mythologie grecque. Zeus, Ulysse, Achille, Hadès, Pénélope. Voici les quelques noms que je peux me vanter de connaître.

    —Cette œuvre n'est pas aussi belle que vous.

Je ne connais que trop bien cette voix. Je ne me retourne pas.

    —Pardon ?
    —Je disais que cette oeuvre n'était pas aussi agréable à regarder que vous.

Ses mots sont chauds contre mon oreille.

    —Est-ce...est-ce que vous flirtez avec moi ?
    —Devrais-je plutôt le faire lorsque vous aurez accepté mon invitation à dîner ?

    Lorsque je me retourne, je prends quelques secondes pour le détailler. Je souris en comparant notre conversation à l'une des premières que nous avons eu, lorsqu'il flirtait avec moi alors même que j'avais une partie du crâne ouverte. Il n'a donc rien oublié de cela, lui non plus.

    —Bonsoir Stanislas.
    —Monsieur le supermarché, répond-il ironiquement.

ADALIAH [bxb]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant