Carnet d'un ami disparu

Chapitre 1-3

La suite de la journée se passe pour le mieux, comme si les événements du matin n'ont jamais eu lieu. À midi, Rory retrouve des camarades qu'il a perdus de vue. Ils racontent leurs aventures et mésaventures de l'été, se moquant à tour de rôle des péripéties qu'ils ont vécues. Puis une rumeur circule : une fête, après les cours, ce vendredi, pour célébrer la rentrée des classes. L'alcool ne manquera pas, tout comme les gens. Une soirée pour le requinquer, sûrement le besoin qu'il lui fait défaut pour se remettre dans l'ambiance estudiantine.

À la fin de la journée, sous une voûte orangée, il quitte la bâtisse, main dans la main avec Rosemary. Cette dernière lui narre ces mathématiques barbantes, ces théories philosophiques délirantes, ce professeur qui l'a sermonnée pour son retard sous le regard inquisiteur de ses camarades. À chacun de ses dires, le bouclé, hébété, rit, racontant à son tour sa journée. Puis, un sujet amenant un autre, ils débattent autour de la dernière série en vogue, autour de ces personnages aux décisions polarisantes, aux mœurs discutables. Chacun réinterprète l'histoire selon ses valeurs. C'est ça que l'adolescent adore dans sa relation. Des avis différents sur lesquels argumenter ou réfuter qui changent au gré de la discussion. Enfin, chacun s'en retrouve grandi, comme leur amour s'en retrouve nourri ; ils sont arrivés chez elle.

Sans même s'attarder, ils se rendent dans la chambre, et, une toute nouvelle palette de couleurs se manifeste. Des couleurs chatoyantes, vives, à s'en décoller la rétine, s'étalent sur d'innombrables tableaux. Dans un coin, on distingue les courbes d'un chevalet sur lequel un canevas à peine entamé trône, une ébauche qui deviendra un chef-d'œuvre : Rory le sait. Le talent de sa copine pour la peinture n'a jamais été un secret pour lui, ni même pour leur professeure d'art qui ne tarisse d'éloge la jeune artiste. Quand bien même il est habitué, il reste impressionné par les innombrables tableaux qui recouvrent trois des quatre murs de sa chambre. Mais le plus incroyable se trouve sur le quatrième.

Tout juste au-dessus du lit, on admire une constellation de points blancs. Elle décore ces coins peints de noir. Puis, la pièce maitresse explose en plein centre. Un amas de couleur, du rouge vivifiant, jaune éclatant, blanc aveuglant, violet scintillant, tout cela se mêle ensemble pour imiter une nébuleuse, le vide froid de l'espace remplacé par la chaleureuse vie. Et, comme si la normalité reprenait son cours, Rory s'assoit en tailleur contre le lit, tandis que la peintre ne tarde pas à rejoindre son chevalet. Quand il a voulu sortir de son sac-à-dos son carnet de dessin, il tombe à la place sur le livret photo. Il l'aurait presque oublié. Presque. Car, dans un coin de sa tête, il n'arrête pas de ressasser les événements du passé. Il ne sait pas quoi en faire, se demandant même comment cela a atterri dans son casier. Puis, des images de Luke lui reviennent en tête, tout comme cette soirée sombre qu'il préférerait oublier... Une triste grimace se tord sur son visage. Cela n'échappe pas à Rosemary, qui, bien que concentrée sur son œuvre, ne manque pas de jeter deux-trois coups d'œil vers son invité.

« Ce matin t'avais pas l'air en forme, débute-t-elle de manière calme. C'est en lien avec ce que t'as trouvé dans ton casier ? »

Rory reprend vite ses esprits. Il empoigne son carnet de dessin, son crayon, et, quand il pose la mine contre la feuille, il regarde sa copine tout en transformant sa grimace en un franc sourire.

« Sûrement que c'était une farce d'un pote, t'en fais pas » répond-t-il.

Peu convaincue, elle pose son pinceau sur son chevalet. Elle se tourne vers Rory. Une forte inquiétude se lit sur les traits de l'adolescente.

« Je sais que t'es passé à autre chose, mais juste, j'veux pas que tu replonges... »

Rory perd son sourire. Lui non plus ne le voulait pas. L'été 2017 restera gravé en lui au fer rouge, tout comme le prouve son état mental lors de cette époque. Il ne veut pas jeter à la poubelle le travail qu'il a dû faire pour s'extirper de ce mal-être, ce vide qu'il a été contraint de combler suite à la disparition de son meilleur ami. La peur de replonger dans la dépression, cette mer dense aux vagues scélérates, le hante.

Pour l'heure, il préfère ne pas trop y penser, s'attardant davantage sur le présent. Alors il pose son regard sur son amie, se lève et se dirige vers elle. L'azur des yeux du jeune homme, comme pour rassurer sa dulciné, s'emplit de détermination ; il n'y compte pas. Cette période de sa vie a été assez difficile, il n'a plus besoin de ça. Comme pour confirmer sa parole, il pose ses bras sur les épaules de Rosemary, avant de l'embrasser. La soirée se finit sous les coups de pinceau et crayons des deux artistes, puis Rory rentre chez lui sous l'œil protecteur du ciel nocturne.