Les doigts chauds de Rory rentraient en contact avec la peau froide de l'homme en fer. D'un air distrait, l'adolescent parcourait les courbes qu'il rencontrait. Il marqua une pause, admirant l'horizon. Le ciel était peint d'une teinte orangée, fidèle à ce moment entre la nuit et le jour. Il était, comme à son habitude, accompagné de son fidèle ami, Luke. Appareil photo à la main, celui-ci semblait chercher un paysage à capturer. Ses yeux bruns, dans le vague, paraissaient insatisfaits des alentours. Quand bien même le blond trouvait cet endroit charmant, le brun, lui, ne semblait pas partager son avis. Mais Luke trouvait toujours un moyen de dégager la beauté dans ses clichés. Alors, même si Rory l'avait conseillé une à deux fois, il lui faisait confiance, s'affairant à admirer la statue qui lui faisait face. Perdu dans ses pensées, il retrouva contact avec la réalité lorsqu'un flash l'illumina.
« T'es sérieux ?! s'exclama le dessinateur d'une voix plaintive. T'sais très bien que j'aime pas être pris en photo ! »
Pour toute réponse, Luke lui tira la langue d'un air satisfait. Il guignait dans son appareil la photo qu'il venait de prendre, avant que son ami ne vienne la réclamer pour supprimer cette image dont il avait honte. Le photographe la maintint hors-portée, profitant de sa grande taille. Finalement, cette bataille s'écourta à quelques minutes, le plus petit gardant peu d'énergie suite à cette journée exténuante. Ils finirent leur chamaillerie sur des éclats de joie, où, dans une ambiance enfantine, ils rirent jusqu'à s'en couper le souffle. Leurs joues s'empourpraient d'une belle couleur rosée alors que leurs sourires s'étirèrent jusqu'à leurs oreilles. Ils tombèrent par terre sous le regard intrigué des passants, leurs rires s'estompant dans leur soupir.
Au final, un silence agréable plana sur le lieu, où ils trompaient le temps dans leur contemplation du ciel. Ce dernier leur livrait un spectacle calme, lent, où les nuages passaient comme les oiseaux. De temps à autre, Rory jetait un coup d'œil vers son ami. S'il se sentait bien, à l'aise, heureux dans ces moments-là, Luke avait l'air, au contraire, piégé dans ses pensées. Comme s'il taisait ses sentiments dans leur instant de complicité, il les laissait transparaitre sur son visage. Et jamais Rory n'osait les interrompre pour déranger son ami avec ses questions. Quand bien même ils étaient proches, il n'osait s'immiscer dans ses pensées, sa bulle personnelle. Il savait que quelque chose clochait, que derrière ses sourires se cachait une peine de laquelle il ne parvenait à extraire la source. Mais aujourd'hui, cette impression semblait plus forte, plus présente. Il oserait traverser cette frontière tacite, car il ressentait cette impression beaucoup plus forte qu'à l'accoutumée.
« J'sais pas si tu veux en parler, débuta-t-il timide, mais j'sens qu'il y a quelque chose qui va pas... »
Luke, sorti de ses pensées, se redressa sur ses coudes, intrigué par les dires de son ami. Son sourcil s'arqua, interloqué. Ses traits se durcirent, sa lèvre inférieure disparut derrière celle supérieure. Il paraissait gêné et à la fois attristé. Mais d'un air plus amical, il fit un mouvement de tête, l'intimant de continuer. La pression s'apaisa. Il regarda Rory. Le discours reprit.
« Genre...tout va bien chez-toi ? »
Et ainsi, la paire foncée de ses iris se perdit dans le paysage. Une gêne s'installa. Peut-être n'aurait-il pas dû évoquer ce sujet ? Ils auraient pu s'amuser, prendre des photos, dessiner des paysages, trainer dans la ville jusqu'à arriver à la gare où ils se seraient quittés, le lendemain les attendant pour une nouvelle journée de cours. Mais rien de tout ça se passerait, puisqu'il avait posé cette satanée question. Rory allait se rattraper, rétorquer que cela importait peu et continuer leur routine sans encombre. Mais Luke en décida autrement.
« Juste...tenta-t-il, jouant avec ses mains pour trouver ses mots, ok, c'est compliqué... »
Peut-être avait-il bien fait. Le blond souffla un coup. Le brun poursuivit.
« Mon papa est malade. »
La bombe était lâchée. Il ne pouvait plus revenir en arrière. Il devait en apprendre davantage. C'était son ami, l'abandonner dans cette situation équivaudrait à une trahison. Peut-être s'autoriserait-il le contact pour le rassurer ? Si la forte aura de cette barrière, brisée tantôt, ne subsistait pas, Rory aurait surement posé sa main sur l'épaule de son compère. Mais l'heure n'était pas aux suppositions, il devait dire quelque chose pour le réconforter. Et vite, car pour le moment, il avait l'air idiot de se murer dans le silence.
« Je...je suis désolé pour toi... »
Plus idiot encore... Le fait qu'il n'ai jamais eu affaire à ce genre de situation auparavant justifiait sa maladresse qu'il maudissait. Il ne savait pas quoi faire de sa jambe, tremblotante due au stress, alors il s'asseyait dessus pour éviter que son malaise ne transparaisse. Il ne savait pas quoi faire de ses mains, alors il les enfonça dans la poche de son sweat. Il ne savait pas quoi faire de sa bouche, alors il se mordilla la lèvre inférieure. Et il ne savait pas quoi faire de ses mots, donc il déclara des banalités mornes, sans âme, comme si leur amitié ne comptait pas pour lui. Cependant, cette gêne s'envola quand, d'un geste vif, bref, Luke s'essuya le dessous de son nez, le tout dans un reniflement bruyant. Il regarda son ami d'une manière réconfortante, avant de relever son genou afin qu'il serve de reposoir pour son bras.
« T'sais, continua-t-il, s'affublant d'un mince sourire, c'est pas grave si tu trouves pas les bons mots. J'ai jamais dit ça à quelqu'un. »
Tout l'inconfort dont s'était encombré Rory se dissipa. Un faible soupir passa l'entrebâillement de ses lèvres. Ces mots l'aidèrent à se détendre. Il se sentait valorisé. Son anxiété s'apaisa dans l'immédiat. Il se rapprocha un peu plus de son ami. Ses bras serraient ses genoux, comme pour imiter la pose de son ami. Il imprima cette image dans sa tête, une idée de dessin lui ayant frappé l'esprit. Ainsi, sous l'œil fatigué du soleil, Luke narra son histoire.
Son père avait eu une attaque vasculaire cérébrale quand le brun et sa sœur ne mesuraient pas plus haut que trois pommes. Dès lors, ils avaient appris à leur insu à se gérer tout seul. Luke avait appris à cuisiner à onze ans, tandis que sa sœur aidait leur père dans les tâches administratives. C'était dur, mais à la longue, ils avaient pris l'habitude, leurs petites mains soutenant le corps fébrile de leur père. Ainsi avaient-ils grandi, sans réel auxiliaire, si ce n'était de temps à autre leur tante qui envoyait de l'argent.
Quand Luke lui décrivit cette photo de famille, Rory ne pouvait s'empêcher de juger cette horrible norme. L'apprentissage des tâches d'adulte du très jeune Luke rendait Rory d'autant plus admiratif. Il n'aurait pas cru à cette histoire lors de leur première rencontre, dans cette aula, lors de leur première année de Collège. Ce garçon qu'il avait vu, perdu, une chaise vide à côté de lui sur laquelle il s'était assis pour lui tenir compagnie – puisqu'il ne connaissait pas grand monde dans cette assemblée – était surtout un adulte avec des responsabilités qui reposaient sur ses jeunes épaules. Qui l'aurait cru ? Pas lui, en tout cas. Et ce n'était qu'après un an d'amitié qu'il découvrait ce sinistre tableau.
D'un côté, il s'en voulait, mais de l'autre, il le comprenait. Après tout, personne ne souhaiterait partager son malheur à quelqu'un à peine rencontré. Il aurait pu s'en douter. Les cernes creusés sous ses paupières auraient pu le guider vers cette vérité. À la place, il attribuait cette fatigue à des révisions tardives, ou encore à des virées nocturnes pour remplir son portefolio, mais pas à ça. Pas à des nuits de cauchemars où il entendait le concentrateur à oxygène de son père. Pas à des nuits blanches où il entendait son géniteur tousser dans son sommeil. La peur que la maladie s'aggrave lui rongeait le ventre, à tel point qu'il en perdait l'appétit.
Si Luke lui racontait sa réalité, cela s'expliquait par le fait que ses craintes devenaient réalité. Son père avait eu droit à une virée à l'hôpital, hier soir. Il y avait repensé lors de ce moment d'accalmie. C'est pourquoi il avait paru perdu dans ses pensées. Et s'il réussissait à camoufler sa peine auparavant, la veille marquait trop sa mémoire pour la cacher aujourd'hui.
Durant tout le temps où il avait expliqué ses problèmes, la ville avait revêtu son manteau nocturne. Rory s'était approché de son ami jusqu'à ce que leurs corps soient presque proches. Sa main, timide, s'était enfin posée sur l'épaule de son ami. Ce dernier ne l'avait pas repoussé. Cette dure tension s'était adoucie, une atmosphère tendre la remplaçant peu à peu. Ils restèrent ainsi pendant un temps, tout juste pour que Rory digère toutes ces nouvelles informations. Mais une question subsistait dans son esprit. Il la réserverait pour plus tard. Dès lors, il la chassa de sa tête, la tête de Luke reposée sur son épaule. Ce dernier regardait la photo qu'il avait prise plus tôt...
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Carnet d'un ami disparu
Dla nastolatkówRory est un garçon ordinaire. Dans sa dernière année d'étude, il a une copine, un groupe d'ami soudé, et un avenir tout tracé grâce à son art. Mais tous ses plans se retrouvent chamboulés quand il reçoit dans son casier un carnet photo appartenant à...