Chapitre 2-1

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Rory joue avec son stylo. Alternés et rapides, les deux extrémités touchent la table au rythme de ses doigts. Il se trouve assis à une table dans le bâtiment scientifique, un endroit morne, gris, sans vie – tout comme les sciences. Il s'attelle d'ailleurs à des exercices de mathématiques encombrant dans lesquels les opérations se jonchent, où diverses notions se mélangent, le tout donnant ce problème qu'il peine à résoudre. C'est depuis qu'il a terminé les cours qu'il s'y penche. Un casse-tête auquel il trouve toutes les réponses, sauf celles écrites dans le corrigé. Pour lui, cette matière reste un mystère dont on lui a légué des clés tronquées. Dehors, la pénombre gagne du terrain tandis qu'une nouvelle cloche résonne : la quarante-cinquième minute de la dix-septième heure s'annonce. Un long et las soupir s'échappe des lèvres du collégien. Il s'affale sur la table, la tête contre elle. Il a définitivement besoin d'une pause. Alors, il cède enfin à la tentation. Il prend son téléphone et surfe sur les réseaux sociaux.

Il défile son fil d'actualité, met un « j'aime » aux publications de ses camarades, répond à ses messages privés et accompagne ses écrits avec plusieurs émojis. C'est ça, la vie de collégien : galérer dans ses révisions, partager sa peine avec ses camarades et aimer les postes de chacun. Puis, une curiosité le frappe lorsqu'il défile dans ses récentes conversations. Un profil se dégage. Un profil dont la dernière discussion date d'un bon temps. Il a cru avoir effacé Luke de sa vie numérique, mais il faut croire que le temps ne travaille pas cette relation. Rory regarde l'heure : dix-sept heures cinquante. Sa pause prise, il chasse son envie et continue sa besogne. Plus tard, quand la deuxième cloche retentit, il range ses affaires et sort de l'établissement. Il a rendez-vous. Ses pas le guident jusqu'à l'immeuble de Rosemary. Il compose le code, qu'il connait par cœur, et se rend à l'étage, où sa chère et tendre l'attend. Elle devrait, elle aussi, se concentrer sur ses cours. Mais cela n'empêchera pas son copain de venir la déranger dans son travail. Il appuie sur la sonnerie de la porte, qui s'est ouverte après une dizaine de secondes.

Elle dévoile un visage d'une cinquantaine d'années. Les cheveux qui le couronnent d'une couleur grise démontrant le travail du temps, de même que ces rides qui le décorent. Des yeux d'un vert jasmin l'accueillent d'une tendre chaleur, pareils à ce sourire rayonnant, recouvert d'un rouge resplendissant. Une longue robe flotte, couvrant ce corps de motifs floraux. Le jeune homme rend le sourire de la dame avant de lui faire la bise.

« Bonjour madame Porneuf, ravi de vous revoir ! s'exclama-t-il

- Tu peux m'appeler Viviane, Rory, tu sais, charia-t-elle d'un mouvement de la main, Rosemary est dans sa chambre. Je peux te proposer quelque chose à boire ? »

Rory décline l'offre pendant qu'il rentre dans l'appartement. Il se déchausse, se débarrasse de son sac-à-dos à l'entrée et va dans la chambre de sa copine. Sans même toquer, il prend une grande inspiration, et hurle :

« Salut Rosie ! »

Cette dernière, prise de court, sursaute, s'arrachant son casque et lâchant son crayon. Elle pose sa main contre sa poitrine, reprenant sa respiration haletante. La surprise se mute en rage lorsqu'elle se lève du siège de son bureau pour attaquer celui qui ose la déranger. Elle le pousse d'un coup fort, Rory tombe à terre alors qu'il se plie de rire. La noiraude calme sa fausse colère dans le rire. Elle ne peut pas lui en vouloir longtemps, même s'il est enfantin par moment. Ces surprises, ces taquineries, elle les reçoit avec plaisir. Puis, si ça l'énervait, Rory le saurait, en parlerait et trouverait un autre moyen de manifester sa bonne humeur.

« Qu'est-ce que tu fous-là ?! s'étonna-t-elle une fois l'euphorie des retrouvailles passée.

- Ah, c'est comme ça que tu m'accueilles ? s'indigna, d'un air faux, le jeune homme. Très bien, je note. »

Et il boude, tournant le dos à celle qui roule des yeux. Puis, elle l'enlace par derrière tout en déposant ses tendres lèvres sur le sommet du crâne bouclé. La chamaillerie dure un temps, avant que les deux adolescents ne rentrent dans ce cocon quotidien durant lequel chacun s'occupait de son côté. Rosemary s'accorde une pause peinture, de même que Rory entame un nouveau croquis. Mais un dessin retient son attention. Son carnet de brouillons affiche une pièce. Du moins, une esquisse de pièce. Il s'absente un temps, retourne auprès de son sac duquel il prend le carnet photo. S'il a découvert le paysage de la première photo, le deuxième reste énigmatique. Non pas qu'il s'y intéresse. Mais s'il désire comprendre ce que lui veut Daphné, il doit découvrir ce que signifie toutes ces images, ce qu'elles racontent. Et il n'y a rien de mieux que de les dessiner pour s'en imprégner. Il cherche dans ses souvenirs s'il a vu pareil endroit, mais rien ne lui vient à l'esprit.

Sa tête, prompte, passe de gauche à droite. Qu'est-ce qui lui prend ? Il devrait profiter de son moment, sa bulle hors des cours pour investir dans ses passions et ses relations, pas pour ressasser un passé qu'il ne peut changer. Les mots de la jumelle résonnent dans sa tête. Non. Impossible. S'il est vraiment en vie, comment Rory ne l'aurait pas su plus tôt ? C'était son meilleur ami, son frère d'aventure avec qui il avait passé le plus clair de son temps – le plus sombre aussi, quand il y pense. Cela lui arrache un sourire, qui disparait aussi vite qu'il est surpris dans ses pensées.

« C'est à lui que tu penses, pas vrai ? » demanda Rosemary.

À son tour, il lâche un son d'étonnement. Dans la hâte, il range le carnet. Un poids sur son épaule l'en empêche. Il confronte le visage ferme de Rosemary. Un visage rare, qu'il n'a vu que peu de fois dans sa relation. Mais derrière ses traits, ses pupilles cherchent à le déceler. Presque encourageant, son regard l'invite à se dévoiler. Après tout, un secret ne reste jamais éternel. Alors il reprend le carnet, et s'assoit en tailleur, suivi de près par sa copine.

« Je sais pas ce qui me prends » avoue-t-il. « J'arrête pas de penser à lui depuis, j'cherche à comprendre ce que j'ai loupé... »

Rosemary se contente d'acquiescer. De ses doigts, Rory suit les pourtours des reliefs et décors du paysage, le tout dans les bras de sa copine.

« Tu sais, commença-t-elle, tu peux faire c'que tu veux, du moment que ça empiète pas sur ta santé. »

Il sait de quoi elle parle ; les bribes de la soirée de son suicide le lui rappellent sans cesse. Il lance une œillade à son amante ainsi qu'un rassurant sourire. Cette période restera loin devant lui. Pour l'heure, il doit se concentrer sur la reddition de son travail de maturité. Le lendemain, il a un dernier rendez-vous avec Terconita avant d'attaquer la phase finale de son cursus. Il reprend son carnet de dessin au détriment des photos du livret, se lève, tend sa main à la noiraude :

« T'inquiète, je gère. »

Elle la prend. Ils se rendent dans la chambre à coucher : la nuit passe.

Carnet d'un ami disparuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant