Carnet d'un ami disparu

Chapitre 5-4

Rayenne attendait dans un coin d'un parc. Il sortait de son cours de théâtre et passait son temps sur son téléphone. Des messages de Luke, son copain, interrompaient parfois son fil Twitter, sur lequel il assistait à des débats animés. Luke envoyait plusieurs fois qu'il allait bientôt arriver, ce à quoi le jeune homme levait les yeux au ciel, amusé. La ponctualité n'avait jamais été sa plus grande qualité durant leur relation.

Née en hiver, dans la chaleur d'une soirée post-semestrielles, la flammèche de leur relation s'était embrasée. Une histoire qui aurait pu durer un soir, sous l'éthylisme et l'euphorie du moment. Rayenne n'avait pas voulu de quelque chose de sérieux sur le moment, juste s'amuser le temps d'un soir. Ils étaient rentrés dans son appartement, s'étaient embrassés, dévêtis, une trainée de vêtement défilant jusque dans la chambre dans laquelle ils avaient fait leur affaire. La fatigue de l'acte les avait propulsés dans le monde des rêves. Les lueurs du soleil qui lui avaient chatouillé son buste nu l'avaient réveillé. Le visage apaisé de Luke, endormi sur son torse, l'avait attendri. Et dans un coin de sa tête, il s'était imaginé un potentiel avenir avec lui. Alors, dans un geste candide, ses lèvres s'étaient déposées sur son front.

Ainsi avait débuté leur relation. Et depuis, elle ne cessait de se développer. Ils avaient passé le reste de l'hiver et tout le printemps ensemble, et s'apprêtaient à continuer leur histoire durant l'été. En y repensant, il aurait peut-être pu tomber amoureux. Après tout, il se sentait à l'aise avec lui. Il occupait ses pensées et ses journées. Les rires rythmaient leurs délires tandis que des chamailleries pimentaient leur discussion, le tout dans une ambiance bonne enfant qui avait fait rouler des yeux à de nombreuses reprises leur groupe. Un sourire naquit sur ses lèvres aux souvenirs qui assénaient sa mémoire.

Enfin, Rayenne devina dans la pénombre la forme du corps de Luke. Le ciel orange dominé par la noirceur de la nuit laissait entrevoir sa fidèle casquette à l'envers. Puis, quand Rayenne s'approcha, il redécouvrit grâce à la lumière des lampadaires ses pupilles ambrés qui l'avaient charmé. Sans hésitation, il se pencha, couvrait de ses mains tendres le visage de son amant, avant de l'embrasser. Mais quelque chose clochait. Il ne ressentait pas cette douce chaleur à chaque baiser échangé. Il ne se perdait plus dans ses lèvres qu'il prenait plaisir à dévorer. À la place, il n'y avait que ce moment gênant, où il agissait sans réaction de son copain. Ce dernier resta passif durant tout l'acte, mouvant à peine sa bouche.

Rayenne mit un terme à ce moment en se détachant. Il cherchait dans l'ambre un élément de réponse qui expliquerait cette gêne, mais il n'y trouva rien. Justement, rien. Son regard paraissait livide, vide, sans la moindre émotion. Inquiet, il s'apprêtait à lui demander ce qui n'allait pas, mais il fut pris de court par une demande.

« T-Tu te vois où dans dix ans ? »

Sa question se perdait dans sa voix basse, inaudible, tremblante. Rayenne chercha à le calmer, entourant de son bras rassurant. Il semblait cependant mal à l'aise, alors le jeune homme la retira. Rayenne imagina alors comment sa situation évoluerait à l'avenir. Il se voyait dans son studio photo, où il travaillerait sur diverses collections de vêtements – avec Victor, pourquoi pas ! Il se voyait sur le terrain, en train de capturer un instant de la journée en plein cœur de la ville. Il se voyait dans son bureau en train d'éditer ses œuvres. Il se voyait présenter tout cela lors d'une exposition où des milliers de gens viendraient admirer son labeur.

Mais tout cela ne répondait pas à l'interrogation de son amoureux. Rayenne ne pouvait pas lui assurer qu'ils seraient encore ensemble dans dix ans. Après tout, leurs études, leurs offres, tout donnait raison à un éloignement. Cependant, il pouvait imaginer un monde où ils lutteraient contre les affres du temps. Où ils lutteraient pour que leur relation perdure. Alors, il ne pouvait pas être certain, mais il pouvait tenter. Dans cette optique, Rayenne offrit un sourire à Luke et lui répondit :

« Rien ne nous dit qu'on sera encore là, l'un pour l'autre, dans dix ans » déclara-t-il d'un ton posé « mais on peut toujours essayer !

- Et si j'en ai pas envie ? » répliqua Luke, ses yeux cachés dans sa casquette.

Par effet de surprise, Rayenne balança sa tête en avant, le regard sidéré.

« Comment ça ? répondit-il. Enfin, je comprends pas là Luke.

- J'suis pourtant très clair, tu trouves pas ? J'veux dire, qu'est-ce que j'irais foutre avec toi alors que j'sais même pas m'occuper de moi... »

Pause. Tout allait trop vite. C'était hors propos, là. Qu'est-ce qu'il voulait ? Non, quand même pas. Ça ne pouvait pas être réel.

« Attends, t'es vraiment en train de me larguer là ? »

Pas de réponse, si ce n'était celui du vent estival qui venait cogner les tympans des interlocuteurs. Luke se cachait toujours derrière sa casquette – depuis quand il la mettait à l'endroit, lui ? – et le reste de son visage ne transmettait aucune émotion. La tête rapide de Rayenne alterna entre la droite et la gauche, alors que ses mains cherchèrent le visage de son amant. Sa tentative rata puisqu'il recula d'un grand pas.

« Désolé » murmura-t-il d'une voix tremblotante.

Sur cette excuse, Luke tourna les talons et courut jusqu'à disparaitre du champ de vision de Rayenne. Ce dernier restait pantois face à la scène à laquelle il avait assistée. Il ne tenait plus sur ses jambes. Il tomba à terre, les genoux contre le goudron douloureux du chemin. Sa vue se brouilla de larmes qu'il n'arrivait pas à retenir. Et dans un hurlement, il frappa le sol à intervalle régulier jusqu'à en saigner. Il jura sans s'arrêter jusqu'à ce que, de sa bouche, ne sorte que des sanglots. Il venait de passer du bonheur au désespoir dans l'espace d'une poignée de minutes. Et tout l'amour qu'il avait emmagasiné pour Luke se transforma en une haine qu'il ne pouvait réprimer. Il aurait dû l'abandonner, dès le début. S'excuser de la nuit passée, passer à autre chose, et rester ami. À la place, il passa la nuit à pleurer jusqu'à se noyer dans ses larmes...