Le bruit des pas contre le gravier sublime sa paire de chaussures noires alors que la couleur se prolonge sur le tissu du chino qui recouvre ses jambes. Une ceinture entoure sa taille, le brun de sa matière caché sous les plis du pantalon. Un veston brun protège la chemise blanche, dont les manches se raffermissent à ses poignets, laissant ses mains nues. D'un mouvement, ses doigts pales récupèrent dans ses poches un briquet et un paquet de Marlboro Light. Une cigarette entre son index et majeur est apportée à ses lèvres gercées. Son pouce contre la roulette, le feu de son briquet danse sous ses narines, frôlant parfois sa barbe brune. Enfin, alors que la fumée flotte et que le bout de son tube de nicotine brûle, ses yeux ambrés remarque la présence de Rory.
Luke n'esquisse pas le moindre sourire, un sourcil levé comme signe d'étonnement. Puis ses traits se détendent alors qu'il recrache la fumée. D'un mouvement de la tête, il indique le banc non-loin de là et entame sa route. Rory, sorti de son ébahissement, suit la silhouette et s'assoit à ses côtés.
Les secondes passent comme des minutes, les minutes comme des heure. Il tente tant bien que mal de masqué ses tremblements excessifs, le stress du moment traduit dans sa jambe qui tressaute. Rory admire son ami, essayant de se convaincre que cette vision est réelle. Le temps lui a semblé si long, et pourtant il n'arrivait pas à oublier ce visage. Ce même visage qui a évolué durant son absence, rouflaquette naissante, mâchoire raffermie ; lui aussi a grandi. Il a même abandonné sa casquette, sa touffe brune couvrant son front. Pourtant, il le reconnait. Rien ne peut effacer le souvenir de ses traits, pas même l'air grave qu'il affiche.
« T'as mon cahier ? » demande-t-il d'une voix posée.
Aucun doute possible, c'est bien lui. Rory a moult questions à lui poser, des éclaircissements sur cette histoire folle. Quand bien même il est heureux de le retrouver, une part de lui n'oubliera jamais ce qu'il a dû traverser pour en arriver là. Il rend le carnet à son propriétaire avec un air impassible, rechignant les larmes qui lui montent aux yeux. Une gêne s'installe, ils ne savent quoi dire. Rory a des questions sans accroche.
Comment devait-il réagir ? Il s'était tant fait à l'idée de sa disparition, avait fait son deuil, suivi une longue thérapie pour soigner le mal qu'avait laissé cette perte, que le revoir en chair et en os relève de l'illusion. Il en a eu, durant son été morose, celui-là même qui a vu naitre sa dépression, son enfermement au monde extérieur, ses dessins ternes, monochromes, la création servant d'exutoire lors de ce moment. Il se rappelle d'un exercice de sa thérapie qui le mettait dans ce contexte. Il ne se rappelle plus de sa réaction, mais il ne tardera pas à la redécouvrir.
Encore là, assis sur ce banc, il le dévisage comme s'il était un spectre. Pourtant, celui-ci laisse entrevoir un semblant d'humanité de par son regard fuyant et le coin de sa bouche qui se replie contre sa joue. Luke a l'air perdu, la tête dans les nuages alors qu'il fixe un point invisible, le visage en biais, sa cigarette alternant entre ses lèvres et le rebord du banc. Soudain, alors qu'il jette son mégot, Luke brise le silence.
« Tu...dois avoir pas mal de questions, pas vrai ? »
Au milieu de sa phrase, il tourne sa tête vers Rory, l'azur de ses yeux rencontrant le brun forestier de son meilleur ami. Il doit en savoir en plus.
« Comment ? »
Voyant que son interlocuteur ne répond pas, il précise :
« Comment t'as fait pour disparaitre d'un coup, comme ça, aussi longtemps ? »
Luke lie ses mains et tend ses bras, les étirant entre ses cuisses. Son dos se voute alors qu'il regarde l'horizon. On peut entendre son long soupir avant qu'il ne prenne la parole :
« Y'a beaucoup de bars qui cherchent des jeunes employés pour bosser le soir. »
Rory l'imagine en barman, dans cette tenue qui ne lui était pas habituelle, une drôle de scène en tête dans laquelle il mixe différentes boissons alcooliques.
« Le proprio du bar m'avait créché pendant un temps » il désigne le bar en le pointant avec son pouce. « Je lui ai raconté mon histoire, il a plutôt été réceptif. Ce genre de bail quoi... »
Rory hoche de la tête, attentif à ce qu'il lui dit. Luke s'est caché dans ce petit endroit dans le sud de la France pendant un an. Il n'a pas de réel repère, pas de famille, tout pour recommencer une vie. Il se demande s'il compte revenir à Genève, un jour. Forger sa jeunesse dans des bars, poursuivre sa carrière dans des boîtes et ouvrir la sienne lorsqu'il aura acquis de l'expérience, cela sonne comme un beau projet. Mais il mérite plus que ça. Ses talents de photographe n'étaient pas à ignorer, tout le monde lui faisait des compliments à l'époque.
« Tu prends encore des photos ? demande Rory, incertain.
- Ça m'arrive, des fois. Mais je suis plus aussi passionné qu'avant. La dernière photo que j'ai prise est celle qui t'as mené ici. »
Rory regarde la lune, accoudés au dossier du banc. Ses jambes se croisent au niveau de ses pieds, ceux-ci se balançant d'un côté à l'autre. Il assimile peu à peu les réponses de son meilleur ami sans pour autant émettre un jugement. Du moins, il le réprime, préférant visualiser l'ensemble des événements qui les ont conduits ici.
« Est-ce que t'as tout prévu ? Je veux dire, est-ce qu'il y avait un plan derrière tout ça ? »
Il marque une pause, le temps de trouver une manière de poursuivre sa phrase.
« Les photos, le carnet, tout ça, il y avait un but derrière tout ça ? »
Il ne pouvait qu'interpréter la raison de son existence jusque-là, mais il cherche à confirmer ce qu'il prenait pour vrai. Luke lève la tête, mimant son acolyte. Un instant de silence s'écoule durant lequel le bruit de la nature les accompagne. Rien de pesant, rien de dramatique, juste le calme qui les enlace de ses bras reposants. Ils restent ainsi pendant une poignée de minutes, juste le temps qu'il fallait pour que Luke rassemble ses idées. Puis, un coup de coude par inadvertance met fin à ce moment, les ramenant à cette réalité durant laquelle la question de Rory est laissée en suspens.
« Désolé » s'excuse Luke « j'devais te retrouver ceci. »
Il tend un polaroïd, encore un. Rory le reconnait. Après une multitude de photos d'endroits inconnus, la familiarité de l'image le rend nostalgique. C'est lui qui s'y trouve. On le voit assis, la main levée qui tient un gobelet rouge. Un sourire béat aux lèvres, il regarde de côté, le visage face à l'objectif, les yeux plissés par le rire et l'alcool. Un souvenir d'une énième soirée où ils faisaient les pitres, fumaient un peu trop, balançait la tête au rythme d'un rap vif. Il s'agit aussi de la dernière soirée qu'ils ont partagée, dernière soirée avant sa disparition. C'est le dernier souvenir qu'il a gardé de lui, la dernière fois qu'il l'a vu jusqu'à aujourd'hui.
« Tu t'en rappelles, pas vrai ? On avait l'air idiot à cette époque-là... » déclare Luke, toujours le regard dans le ciel.
Cette photo résume leur amitié. Rory avait l'étiquette de clown, de gars enthousiaste tandis que Luke gardait son caractère introverti, discret, une façade qui lui jouait des tours et le rendait solitaire. Il n'aimait pas les soirées, mais son meilleur ami l'invitait quand même pour qu'il s'ouvre aux autres. Une belle dynamique, brisée à sa disparition.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? se risque Rory.
- Tu tiens à le savoir ? »
Il opine du chef, à l'écoute des derniers déboires de son ami avant sa présumée mort.
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Carnet d'un ami disparu
JugendliteraturRory est un garçon ordinaire. Dans sa dernière année d'étude, il a une copine, un groupe d'ami soudé, et un avenir tout tracé grâce à son art. Mais tous ses plans se retrouvent chamboulés quand il reçoit dans son casier un carnet photo appartenant à...