Carnet d'un ami disparu

Chapitre 8-3

Peut-être était-ce là, le point de non-retour ? Cette pensée occupe l'esprit brouillé de Rory. Et le contraste de caractère entre les présentations joviales et le caractère grave de cette femme le déboussole.

« Et vous sauriez ce-

- J't'en prie, tutoie-moi, j'ai pas encore la cinquantaine ! » le coupe-t-elle dans son élan, tapant trois coup vif sur la table.

Elle enlève sa casquette alors qu'elle se lève, se dirigeant derrière le bar. Elle leur suggère diverses boissons, invitant à se rafraichir tandis qu'on entend le bruit stridant d'une machine à café, ce à quoi Noé bondit de sa chaise en réclamant du Coca-Cola. Les Genevois restent pantois pendant qu'une simili-dispute s'orchestre devant eux.

Cette famille, aussi peu peuplée soit elle, donne du baume au cœur de Rory. Celui-ci observe le paysage par-delà la porte alors que la neige a perdu du volume au fil de cette étrange journée ensoleillée. Les prémices du printemps s'annoncent alors qu'il découvre le prénom de cette femme au détour d'un « madame » prononcé de trop. Agnès sourit à Rory qui le lui retourne alors qu'elle lui sert un chocolat chaud. Puis elle s'écarte, parlotant avec son fils. Cette vue tendre lui rappelle ses parents. Cela fait longtemps qu'il n'a assisté à une telle scène, même s'il a échappé aux problèmes qu'ils avaient vécus. Il envie cette relation légère, comme s'il ne vivait pas dans une famille normale aux problèmes banals et aux soucis du quotidien.

Une partie de lui se sent illégitime. Qu'a-t-il à apporter, dans cette enquête ? Il lance un regard à Daphné, adossée à un mur, en train de siroter son jus de pomme, une mine admirative face aux dires de Noé. Rory n'est qu'un simple point d'accroche, celui qui a perdu son meilleur ami et qui épaule cette sœur endeuillée dans le but d'opérer le sien. Il a tout perdu pour retrouver la trace de Luke, et le voilà en train d'observer cette scène. Il n'appartient pas à ce monde, ni à cette famille. Pourquoi amène-t-il son grain de sel dans ce repas déséquilibré ?

Daphné a retrouvé un pan de sa famille, sans doute était-ce cela l'objectif posthume de son meilleur ami. Sans doute a-t-il pris cette mission trop personnellement. Peut-être même qu'il n'a rien à faire là-dedans, que tout ce qui importait à Luke lors de sa disparition était le bien-être de sa sœur ? Un drôle de sentiment nait dans sa gorge, une sorte de boule qui escalade jusqu'à ses yeux humides. Il bredouille une excuse avant de quitter la pièce, traversant cette porte-vitrée qui le tente.

Ça n'a rien de très spacieux, pas comme il se l'est imaginé. Un petit espace naturel s'étend jusqu'à une barrière qui s'arrête devant une rangée d'arbres aux branches dénudées. Un tas de neige chute de l'une d'entre-elle, s'écrasant contre le toit d'un cabanon minuscule. Son bois de pin s'accorde avec l'ambiance hivernal. Il semble délaissé, comme le montre l'absence de marque au sol. La neige a conquis ce lieu et la lune se montre à l'aune du crépuscule, les rayons orangés se dissimulant derrière l'horizon.

Rory s'assoit sur la petite marche qui sépare la maison du jardin et commence à méditer. Tout cela semble injuste. Qu'a-t-il à gagner, au juste ? Il apprend, essaye, interprète toutes les dernières informations laissées dans ce carnet photo. Si au début il s'est senti concerné, notamment car ces images l'ont amené à explorer ses souvenirs, se remémorer a pour lui un mélange doux-amer, comme une impression qu'il aurait pu agir avant qu'il ne soit trop tard. Tous les éléments se sont joués devant lui sans qu'il ne remarque quoi que ce soit. Désormais, il avance dans des terrains inconnus, des lieux qu'il n'a jamais connus auparavant. Annecy n'est qu'une ville, un refuge où Luke avait retrouvé un bout de sa famille. Et en pensant à la dernière photo, l'apogée d'une aventure hasardeuse, il est déjà dépité.

Elle présente la maison d'Agnès.

C'est donc comme ça que se finit son aventure ? Il chasse ses larmes d'un coup d'épaule enragé avant de jurer une kyrielle d'insultes. Il veut abandonner. Non, il va abandonner. Dès qu'Agnès terminera son récit de cette deuxième visite, il rentrerait chez-lui et ne se concentrerait qu'à ses études et son groupe d'amis.