Chapitre 2-5

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Rory semble perdu. Il se sent mal à l'aise d'avoir fait tout ce chemin pour se remémorer ce moment. Et, comme pour empirer la situation, une voix féminine le surprend dans sa fouille.

« J'peux savoir c'que tu fous ici ? »

Il sursaute à l'entente de ses mots, avant de se retourner. Devant lui se dresse Daphné, le regard tout aussi surpris que lui. Des sacs pendent à ses mains où plusieurs boîtes s'empilent les unes sur les autres. Ses cheveux bruns ondulent dans une coiffure en bataille, cachée sous une casquette, qui accompagne une tenue McDonalds. Pardon ? Confus, l'adolescent ne sait plus où donner de la tête, les informations s'enchainant à une vitesse folle. Il sature. Sa tête, au bord de l'implosion, en pâtit. Et comme pour le soulager, la jumelle pose les sacs par terre, avant de dire en haussant les épaules :

« Faut bien avoir un salaire pour vivre. »

Non. Cette réponse ne le convainc guère. Un adolescent doit se concentrer sur ses études, pas sur un travail aussi dégradant que barista pour un fast-food. Mais de quel droit ose-il la juger ? Il connait la situation difficile dans laquelle elle vit. C'est si différent de sa vie avec sa famille. Il a eu de la chance de grandir dans les normes, mais comparer leur situation à la sienne lui fait mal au ventre. Il a l'impression d'être étranger à ce milieu. Les mots qui lui viennent à l'esprit lui paraissent hors de propos.

« N'empêche, tu m'as toujours pas répondu, se moque-t-elle en s'asseyant sur le lit. »

Rory se reprend. Il ne doit pas perdre la tête maintenant. Surtout pas devant elle. Alors, il montre le livret comme signe de réponse.

« Je sais pas c'que tu me veux » lâche-t-il.

Il répète sans cesse les mêmes phrases, tout le temps, comme pour dénigrer ce qu'il se passe. Mais Daphné reste de marbre.

« Moi non plus, réplique-t-elle, mais faut se rendre à l'évidence : si t'es venu ici, c'est que tu partages la même idée que moi. »

Sa tête se secoue de droit à gauche, puis des souvenirs lui reviennent, toujours de cette froide nuit où il a appris la regrettable nouvelle. Sa respiration haletante accélère à une cadence vive. Pour se calmer, il ferme ses paupières. Puis, son pouce joue avec les bagues de ses mains. Enfin, il pousse un dernier soupir, avant de rouvrir les yeux. Daphné l'accueille avec une mine troublée. On aperçoit dans ses iris bruns de la détresse. Une minute passe, sans qu'aucun n'ose prendre la parole. Et, sans piper mot, Rory s'apprête à quitter la pièce, quand, soudain, une phrase s'envole pour clore cet étrange instant.

« Si tu te sens vraiment mal à propos de ça, tu peux toujours me redonner le carnet » propose-t-elle en se voulant rassurante.

Rory réfléchit. Se débarrasser de ce livret qui lui pourrit la vie peut résoudre ses problèmes. Il s'agit là de la solution la plus logique. Mais, quelque chose l'intrigue. Il a envie d'en savoir plus, de le comprendre. Ou, en tout cas, d'essayer. Alors, il n'écoute pas les paroles de Daphné, et préfère se retirer sans même lui adresser la moindre parole.

Sur le trajet du retour, alors qu'il attend le train sur le quai de la gare, il s'interroge. Est-ce qu'elle a raison ? Pouvait-on espérer qu'il soit vivant ? Sa disparition restait mystérieuse. On n'avait trouvé aucun corps. La seule raison qui avait conduit les policiers à l'hypothèse du suicide restait la lettre d'adieu qu'ils avaient trouvée dans la chambre de Luke. Mais cette lettre d'adieu subsistait sans corps, dernière preuve pour confirmer cette hypothèse.

Il se souvient néanmoins de l'enterrement morne auquel il a assisté. Les visages effondrés du peu de famille qu'il a vu l'a lui-même plongé dans cette terrible réalité. Il a revu ses amis qui ont assisté à l'événement sans pour autant leur adresser la parole, à l'époque trop touché par la mort de Luke, si bien qu'il a peiné à se lever. Sa fierté l'a fait sortir de la salle communale, personne ne devait le voir dans cet état. Dans le couloir, il s'est lâché, s'est fait emporter par la tristesse et le deuil de cette relation auquel il a tant tenu. Il s'est maudit de n'avoir rien vu, rien remarqué. Et il a dû faire face à ce cercueil vide de corps, rempli d'attaches. Il s'est fait surprendre par une fille, tout aussi peinée que lui. C'était Daphné, il l'ignorait à l'époque. Gêné de s'être exposé de la sorte, il s'est retiré, attendant ses parents dehors. Il a été incapable d'assister à l'enterrement de son propre meilleur ami, quelle honte !

Il s'étale sur le banc, la tête contre le dossier. Les étoiles brillent d'une belle lumière, cette nuit. Luke adore les observer, lors de leurs escapades nocturnes... Mort ou pas, sa présence lui manque terriblement. Alors, quand le train arrive, et qu'un long trajet commence, il entreprend de dessiner dans ses croquis. Deux figures se construisent sous son fusain. L'un miroite ses traits, tandis que l'autre ressemble au souvenir d'un été. Trop aspiré dans son dessin, il ne remarque même pas qu'il a loupé un arrêt, puis deux, puis trois, jusqu'à arriver au terminus, au canton de Vaud. Une fois rentrée, la nuit passe d'une vitesse lente, où son esprit vagabonde de question en question. Ce n'est que tard dans la nuit que ses yeux, papillonnant, se ferment pour de bon, le plongeant enfin dans un sommeil agité...

Carnet d'un ami disparuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant