Chapitre 8-4

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Aussi loin qu'elle s'en rappelait, elles formaient une paire étrange.

Agnès était la plus jeune. Elle rayonnait de bonheur et se mouvait avec une énergie inépuisable. Elle avait grandi avec une passion pour le sport et la couture. Elle avait été bordée par des parents géniaux qui la laissaient s'adonner à ses passions. Une normalité qui aurait créé une parfaite photo de famille. Mais sa grande sœur existait, et avec elle, l'oxymore complet d'Agnès.

Sa grande sœur était introvertie, sa seule passion se résumant à la lecture. Elle restait calme, discrète durant les dîner de famille. Personne n'avait prêté attention à sa présence. Elle avait fait de son mieux pour ne pas déranger son entourage, se réfugiant dans ses livres et ne pipant pas le moindre mot. Pourtant, les deux sœurs s'entendaient à merveille.

Cela se poursuivit au Collège, au Lycée même. Puis quand Agnès était rentrée en Première, sa grande sœur était partie faire des études supérieures en Suisse. Elle avait trouvé un simulacre de passion dans la médecine. Sauver des vies, on lui avait dit que c'était un acte noble. Alors, elle s'était lancée à corps perdu dans cette direction. Et avec elle qui avait plié ses bagages pour Genève, le lien entre sa petite sœur et elle s'était effrité. Seule une poignée de lettre résumait les nouvelles qu'elles s'étaient donnée pendant dix ans. Et la veille de la onzième année, elle avait appris la naissance de jumeaux grâce à un coup de fil.

C'était à ce moment qu'Agnès avait repris contact avec elle. Elle avait imaginé la vie que vivait sa sœur en Suisse, dessiné une maison imaginaire dans laquelle elle avait logé cette nouvelle branche de la famille, donné des traits à ce père dont elle ne lui avait jamais parlé. Cela avait occupé tout son trajet, et quand elle était arrivée à l'adresse qu'on lui avait donné, toute cette réalité fantasmée s'était écroulée à la vue de ce gigantesque immeuble sinusoïdale.

Le quartier où vivait sa sœur paraissait désolé, tout comme la grande route qui traversait le bâtiment. Elle s'était garée, avait pris son cadeau pour les nouveaux nés et avait poursuivi sa route à pied. Devant le pas de l'immeuble, elle avait surpris deux jeunes fumeurs, des poches violacées reposant sur leur paupière. Elle était rentrée dans le hall de l'immeuble, avait monté les escaliers jusqu'à atteindre ce minuscule étage où il n'y avait que deux portes opposées l'une de l'autre. Elle avait toqué à celle à droite, et patienta une dizaine de secondes avant que sa vision du gendre idéale se brise.

Il n'était pas moche. Mais pas beau non plus. En fait, il incarnait la banalité par excellence sans que cela ne l'émoustille outre mesure. Elle lui avait la bise et s'était présentée comme la sœur de sa femme. Maladresse dans sa parole : ils n'étaient pas passés à la mairie. Aux yeux de l'Etat, ils avaient gardé leur statut de célibataire. Elle avait été embarrassée, gêne masquée à la vue des deux chérubins, sa sœur assis à côté. Elle avait pris d'abord Daphné dans ses bras, la balançant dans ses bras tandis qu'elle avait pris des nouvelles de sa sœur.

Celle-ci avait déclaré qu'elle avait fini ses études et qu'elle travaillait comme infirmière à l'hôpital La Tour, qu'elle avait rencontré son copain au détour d'une soirée étudiante et qu'ils avaient continué leur vie ensemble. Elle parlait, parlait et parlait sans même y mettre un ton de joie, de tristesse ou de colère. Non, elle gardait le même ton, banal, plat, banal. Agnès avait commenté la gaieté de l'appartement pour faire la conversation tandis qu'elle déposa la nourrissonne dans son berceau pour prendre son frère. Sa sœur haussa des épaules, désintéressée, blasée. Même quand elle avait parlé des enfants, rien n'émanait de la voix de Claire.

Cette étrange retrouvaille se solda par un dîner sobre. Puis elle était repartie à Paris, là où son travail l'attendait. Après une embrassade mondaine, Agnès s'était retrouvée dans sa voiture à repenser à cette rencontre.

Et les années passèrent. Agnès avait fait un bout de sa vie à Annecy, rencontrer un homme mauvais qui l'avait engrossée à qui il avait confié la garde du nouveau-né - la pire erreur de sa vie quand elle y pensait de manière rétrospective. Elle était retournée à Paris, juste le temps de recevoir un appel d'un homme pleurant, dont la voix enivrée avait demandé de l'aide, déclarant que l'amour de sa vie était partie après une dispute, qu'il était seul sans savoir comment éduquer ses enfants. Prise de court, elle n'avait su comment réagir, rassurant l'homme autant qu'elle pouvait. Deux jours plus tard, elle avait reçu la visite de sa sœur, qui s'était présentée avec un nouvel homme. Sans même la questionner, Agnès l'avait fait entrée.

Contrairement aux autres fois, elle avait paru joviale, ouverte, heureuse. Elle avait fait les éloges de cet homme, proclamé qu'il s'agissait de l'amour de sa vie et qu'elle était prête à refaire sa vie avec lui. Quand la petite sœur avait évoqué les enfants, leur père qu'elle venait d'avoir au téléphone alcoolique et pleurant, elle avait poussé un soupir, ignorant la situation. À vrai dire, elle avait semblé déconnecté de la réalité, poursuivant la sarabande de compliments au sujet de cet homme. Pour toute réponse, Agnès l'avait grondé, disputé, mis en avant ses arguments et hurlé qu'elle était une idiote d'avoir laissé ce pauvre homme gérer ses enfants. Soudain, elle s'était tue, mettant ses paumes devant sa bouche.

Agnès avait fait la même chose avec sa fille

Ç'avait produit l'effet d'un électrochoc dans sa tête. Elle ne valait pas mieux. Elle se révoltait face aux agissements de sa sœur, mais avait imité le même schéma. À la différence qu'elle n'était pas bête au point de tout plaquer pour un homme. Alors elle quitta l'appartement, laissant ces tourtereaux maudits derrière un claquement de porte.

« La suite de l'histoire, tu la connais. Je me suis occupé de ta sœur et toi et... oh. »

Des larmes perlaient aux coins des yeux du brun.

« Elle habite où ? C'est tout ce que je veux savoir. »

Son ton froid la choqua.

« J-je suis pas sûr que ça soit une bonne idée.

- Parce que t'en as eu des idées bonnes peut-être ? » pesta-t-il. « T'as abandonné Noé, fuit ta vie et t'as préféré t'occuper de moi plutôt que de retrouver ton fils avant que son timbré de père ne meure. Et t'oses critiquer ma mère ? »

Elle ne pouvait ignorer ces reproches. Elle acquiesça d'un geste lent avant de sentir les larmes lui monter aux yeux.

« Luke... Si tu savais comme je suis désolée...

- File-moi son adresse, je veux juste la voir. »

Elle hésitait, portant son pouce à ses dents afin de mordiller des bouts de peau morte. La colère que le jeune homme montrait n'était que façade. Elle savait, ressentait sa tristesse. Quand bien même sa parole sonnait comme une série de mauvais choix, elle l'avait élevé. Et personne ne pouvait lui arracher ça. Mais elle percevait une certaine lueur dans ses yeux : celle de la détermination. Alors, tout en secouant de la tête, les premières larmes glissant sur son visage, elle lui donna l'adresse.

Carnet d'un ami disparuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant