Chapitre 3

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Helios
Avec une certaine frénésie, les doigts du prince parcouraient les touches vernies du piano abandonné. Seul dans l'une des nombreuses salles de réception du palais, les paupières closes, il se laissait valser au gré des notes. Toujours plongé dans un océan d'ivresse, ses sentiments consolés improvisaient une partition séductrice.
Malheureusement, il n'avait jamais appris à jouer du piano. Ainsi, le vacarme et la confusion de sa mélodie rendait l'atmosphère entêtante. Pourtant, il s'en moquait, dans son esprit, ça restait magnifique. À chaque note, son cœur vibrait davantage.
Porté par la mélodie qui ne cessait de chantonner dans sa tête, le prince se leva et récupéra sa flasque qui trainait sur le parquet. Autour de lui, les miroirs et les moulures de cet amas de vide se mirent à tournoyer tels des vagues déchainées. Alors, le pantalon retroussé et la chemise déboutonnée, il se laissa emporter par ces eaux mouvementées. Frais et pétillant, l'alcool qui s'échappait de ses lèvres venait glisser le long de sa mâchoire, puis s'écoulait sur la peau brûlante de son cou.
Derrière le bar luisant, Hélios inspecta un flacon d'élixir avant de le faire exploser contre le parquet. Dans un fracas strident, le verre vola en éclat. En pleine extase, il continua de danser tout en réservant le même sort aux autres contenants vides. Ainsi, guidé par la lueur des chandeliers, son corps mutilé quitta la grande salle à la recherche d'une nouvelle boisson.
Tel un spectre possédé hantant les couloirs du palais, Hélios qui divaguait s'arrêta net lorsqu'il rencontra une femme sur son passage. De l'autre côté des fenêtres éminentes, la grosse lune imposait sa lumière. À une dizaine de mètres de son corps parsemé d'éclats de verre, la jeune femme horrifiée commença à tituber.
Malgré sa vision trouble, il parvint tout de même à distinguer ses cheveux noirs et sa petite taille.
— Ma Nery ? La questionna-t-il sur un ton désemparé.
Pour seule réponse, elle recula de quelques pas avant d'essayer de s'enfuir. Toutefois, pris par un élan d'espoir, de confusion et d'ivresse, le prince rompit la distance qui les séparait en une fraction de seconde. Le crâne bloqué dans sa main puissante, la jeune femme paralysée par la peur laissa échapper un sanglot.
— Non, non, ce n'est pas toi, conclut-il en ricanant, par quel miracle pourrais-je bien te toucher sinon. D'un glissement de doigt léger, Hélios souleva le menton de la servante pour mieux contempler son visage. C'est drôle, tu ressembles vaguement à sa version ratée. Qui es-tu, quel est ton rang ?
Les yeux écarquillés, ses lèvres tremblotantes bafouillèrent quelques sons qu'il lui ordonna de répéter en articulant.
– Est-ce que vous allez me tuer ?
Désorienté, le prince grimaça avant de passer une main confuse dans ses cheveux blonds.
— Pourquoi diable ferais-je une chose pareille ?
Face à la perplexité de sa proie, sa réputation et certains de ses actes sans doute légitimes envers les domestiques lui revinrent soudainement à l'esprit. Mal à l'aise et encore agité par l'élixir, Hélios balaya son commentaire d'un revers de la main.
— Réponds à ma question et j'aviserais. Je veux connaitre ton nom et ton rang répéta-t-il ennuyé.
— Je m'appelle Maria, mon prince, je suis une dynamiste incompétente.
Un instant, le prince considéra la servante, sa courte robe noire et son tablier blanc, avant de la lâcher enfin. S'il avait tenté de se changer les idées avec de l'alcool, ce nouveau jouet devrait lui procurer bien plus d'effet.
— Bien, à partir de maintenant, ton nom sera Mary avec un Y. Estime-toi heureuse, tu n'es même pas assez digne pour porter celui de Mery.
— Merci, mon prince. Bégaya-t-elle en fixant les dalles sous ses pieds.
Satisfait, il commença malheureusement à reprendre ses esprits. Par chance, les blessures qu'il venait de remarquer ne pouvaient pas mieux tomber.
— Parfait, à présent, Mary, tu vas m'accompagner dans mes appartements et retirer chaque bout de verre de mon corps.
Horrifiée, la servante releva brusquement la tête et implora son assaillant du regard.
Dans la nuit, ses yeux trop bruns pour être qualifiés de noirs lui procuraient un plaisir délectable. Alors, sans lui laisser le choix, Hélios se mit à marcher vers sa chambre. Même s'il tentait de ralentir son allure, la servante restait incroyablement lente.
Enfin, devant les deux immenses portes gravées de sa chambre, Hélios d'un sourire espiègle entrouvrit l'une d'entre elles. Volontairement étroit, le passage fit trembler la jeune femme qui dut glisser sur le prince pour entrer. Aussi embarrassée que terrifiée, elle sursauta lorsque ce dernier claqua la porte derrière son dos. Silencieusement, il passa une main volatile dans sa nuque avant de faire glisser ses doigts dans les cheveux sombres de sa cible frissonnante.
— Mon prince, je vous devrais sans doute appeler un médecin plus...
– Chercherais-tu à fuir ? Retorqua-t-il en avançant vers le vaste lit de sa suite impériale.
Bouche bée, elle secoua énergiquement la tête avant d'être forcée de le rejoindre.
— Sers-moi une bouteille avant, j'aimerais être suffisamment ivre pour flouter les traits de ton visage.
Maladroitement, Mary s'arrêta devant le chariot en verre et en tira un flacon au hasard pendant qu'il s'installait. Les mains tremblantes, elle fit tout son possible pour en transvaser proprement le contenu.
— Dépêche-toi, avec tous ces morceaux, je ne peux pas guérir.
Paralysée devant son corps peu vêtu, la jeune femme n'osa même pas monter sur le lit. En effet, sa fine chemise aux manches retroussées restait grande ouverte sur son torse comme taillée dans le marbre.
— Mais mon prince, je n'ai pas de matériel de soin.
– Vraiment ? Remarque-t-il avec un sourire narquois, c'est fort regrettable. On dirait bien que tu vas devoir y aller à main nue.
La tête baissée, la servante se figea un instant avant d'ôter sans conviction ses gants blancs. Rapidement, elle les rangea dans la poche avant de son tablier.
— Bien à présent, rejoins-moi.
Minuscule face à ce haut matelas, elle hésita un instant, puis à l'aide de ses bras se hissa au bord du lit. Adossé sur sa montagne de coussins, le prince qui buvait à grande gorgée la tira par la taille pour mieux la rapprocher de son bassin. Ainsi, les yeux brillants, elle contempla la nuée d'éclat le long de son flanc ainsi que les fines coulées écarlates qui s'en échappaient.
— Bon sang, qu'attends-tu donc maintenant ?
— C-C'est que j'ai peur de vous faire mal, mon prince.
Comme si Mary venait de parler une autre langue, le prince entrouvrit les lèvres avant de plaquer le dos de sa main sur ses yeux.
— Je vois, souffla-t-il sans joie, ne t'en fais pas, je ne ressens plus la douleur.
Stupéfaite, la servante prit une grande inspiration, balaya sa surprise et commença enfin à extraire les morceaux de verre. Tout de même, inquiète, elle tenta d'être la plus douce possible.
De son côté, Hélios qui n'avait vu que sur le haut de son crâne et sur ses mains pales continua de boire, nostalgique. L'illusion qu'il venait de créer l'affectait plus qu'il ne l'aurait imaginé. Comme plongé dans un souvenir douloureux, ses yeux s'orientèrent vers le plafond de son lit à baldaquin. C'était semblable à une époque où il pouvait encore la toucher et ressentir son corps contre le sien. Malheureusement, ce n'était pas elle. Cette pâle copie demeurait bien trop faible et ordinaire. En effet, elle ne possédait même pas d'aura.
— Pourquoi je ne vois pas ton Dynami ? demanda-t-il curieux tandis qu'elle déposait soigneusement les morceaux sur son tablier.
— Je suis une dynamiste incompétente, Mon prince. Par conséquent, je suis trop faible pour invoquer mon arme. J'imagine que vous devez déjà le savoir, mais la force de la dynamique est proportionnelle à celle de son maître. Je peux le faire apparaitre bien sûr, toutefois, pour garder son dynami en permanence visible, il faut posséder une puissance phénoménale.
Un rictus amusé vint se dessiner sur le visage du prince.
- Je vois...
Les mains derrière le crâne et les yeux toujours rivés vers lesplafond, Hélios se tut un instant. Ainsi, dans ce silence agréable, il se concentra sur les mouvements de la servante. Le bout de ses ongles ovales ,effleurant son torse, sa respiration irrégulière ,troublé par l'angoisse. Chacune des moindres sensations que cela pouvait lui procurer lui donnait envie de percer l'esprit de la jeune femme.
– Tu dois être en colère, remarqua le prince sur un ton intéressé. Non, je t'en prie, ne prends pas cet air surpris, cela va de soi. Tu suis mes ordres parce que je suis le prince et que tu crains de mourir, mais au fond, tu n'en ressens pas la moindre envie. Cette situation t'est tant désagréable que tu en viens à maudire ta position. Tu me maudis, moi, également, pour t'infliger tout cela. Je me trompe ?
Face à sa confusion, le prince ajouta en guise de menace :
— Réponds sincèrement, je n'aimerais pas avoir à te tuer sur mes draps.
Déboussolée, Mary déposa le bout de verre qu'elle détenait entre les doigts sur son tablier. L'instant d'après, gratter le sang séché sur son index sembla devenir sa principale préoccupation.
— J, ses lèvres roses s'ouvrirent un instant avant qu'elle ne reprenne son souffle. Non, non, Mon prince, vous avez raison. Je hais ma position et je suis vos ordres parce que vous êtes le Prince. Toutefois, Mary marqua une pose pour ravaler sa salive : « Je n'ai pas peur de mourir. » À vrai dire, j'espérais même que vous me tueriez tout à l'heure dans le couloir. Et en ce qui concerne l'envie, je préfère cent fois être ici qu'autre part dans ce palais.
Les sourcils arqués par la surprise, Hélios prit un instant pour assimiler ces informations. Sans qu'elle ne s'en rende compte, la servante venait de toucher son intérêt.
— Qui est-ce que tu sers, Mary ? demanda-t-il curieux.
– Les Exelixis, Orpheus et Xeryna, mon prince.
Sur ses mots, le blessé sentit son cœur manquer un battement. Bouche bée, il dévisagea la jeune femme comme s'il la voyait pour la première fois avant de sauter hors du lit. Un rire amusé commença soudainement à l'agiter. Puis, avec folie, il leva les mains au ciel tout souriant.
– Nouveau monde ! Hurla-t-il au plafond, ton sens de l'humour est bien trop développé pour moi.
Aussi inquiète que terrifiée par ses comportements, la servante l'interrogea du regard.
— Pas étonnant que tu lui ressembles autant, constata-t-il davantage pour lui-même. Papa et Maman seraient vraiment prêts à tout pour obtenir l'attention du Roi ! Ou alors se sentiraient-ils coupables ? Non impossible. Mary, déclara-t-il en la pointant du doigt, je te dérobe. À partir d'aujourd'hui, tu me serviras. En échange, tu pourras jouir de ma protection, personne au palais ne pourra te faire de mal.
Immobilisée par le verre sur ses cuisses, la servante resta pétrifiée. Malgré l'enfer qu'elle subissait au quotidien, elle ne parvenait pas à savoir si servir ce fou lui serait davantage profitable. À l'inverse, ne venait-elle pas juste de changer de bourreau ?
— Si tel est votre choix, Mon Prince, je m'y soumettrai.
Sans écouter sa réponse, Hélios courut à son bureau à moitié nu et toujours recouvert de débris. Avec un sourire empli de malice, il attrapa son stylo plume et un rectangle de papier cartonné. Lorsque le prince eut terminé son petit mot, il le glissa dans une enveloppe, qu'il marqua de son propre sceau.
— Verion ! invoqua-t-il d'une voix puissante, Verion !
En moins de trois secondes, la porte de sa chambre claqua avant qu'un homme aussi furtif qu'une ombre ne vienne lui faire face. En tenue de domestique personnel, ses cheveux sombres volontairement en bataille venaient camoufler le masque noir qui recouvrait l'entièreté de son visage.
— Dépêche-toi de livrer cette missive, j'ai besoin que tu reviennes vite pour commencer l'enseignement de Mary.
Plateau déjà en main, le serviteur s'obtempéra avec efficacité et disparut aussitôt.
L'air béat, Hélios s'étira de manière à expulser tous les morceaux de verre qui habitaient son corps juste avant d'offrir un clin d'œil à la servante qui venait de comprendre son subterfuge. À présent nu, il laissa derrière lui ses débris et ses vêtements froissés avant de rejoindre sa salle d'eau.

The blood heiressOù les histoires vivent. Découvrez maintenant