Chapitre 6

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Nery
Après l'une de ses quotidiennes nuits mouvementées, le soleil se leva sur Kardia. Immobile sous les draps pourpres et brodés de son imposant lit à baldaquin, Nery fut tirée de son sommeil par un rayon juvénile. Déboussolée, la jeune femme jeta un regard à Akini qui dormait, enroulé confortablement sur son coussin. Ainsi, l'air apaisé, elle glissa entre ses couvertures telle une brise silencieuse avant de s'approcher de la fenêtre.
En temps normal, elle ne dormait pas. Non pas parce qu'elle considérait cela comme une perte de temps, mais davantage à cause de sa constitution. En effet, le sommeil ne détenait sur elle aucune propriété régénératrice. Tout comme la nourriture ou la boisson, jamais son corps ne semblait plus vif après un repas ou une nuit tranquille. Seul une fatigue constante et désagréable persistait. Par conséquent, elle passait ses journées à, comme elle aimait le décrire, seize pour cent de ses capacités.
Or, ce matin-là, à son retour du laboratoire, un désir soudain de faire le vide dans son esprit en constant mouvement l'avait assailli. Même si cela demeurait inutile, elle appréciait pouvoir s'éteindre un court instant et relâcher la lourde pression qui ne cessait de l'écraser.
De l'autre côté des vitraux frémissants, les jardins fleurissants du palais s'étendaient tel un paysage en éveil. Les plaques d'or étincelantes des fondations projetaient sur l'herbe fraîche un reflet scintillant.
Semblable à un rideau de brume translucide, Nery enfila sa longue robe de chambre évasée et ses chaussons assortis. Puis ainsi, toute vêtue d'un rouge cerise sombre, elle quitta ses appartements.
Un calme tranquille régnait sur le manoir. L'escalier principal s'élançait avec une opulence digne du Palais Royal. Des balustrades en marbre blanc veiné d'or serpentaient avec une grâce théâtrale, tandis que les marches robustes, taillées dans le même marbre polis, réfléchissaient l'éclat des lustres qui pendait majestueusement.
Telle une goutte de sang dans la neige, Nery descendit, suivi de sa longue traine de dentelle coulant derrière elle. L'esprit apaisé, elle ne s'attendait pas à être si vite troublée en cette calme mâtiné. Tout affolée, une domestique aux joues rebondies s'élança au pied des marches avec une furtive révérence.
— Ma Dame, s'exclama-t-elle en sautillant, le prince, il est venu ce matin !
Tel un chiffon dans une essoreuse, le cœur de Nery se tordit un brut instant. Effrayé par l'aura sombre qui venait de s'écraser dans l'entrée, les rayons du soleil qui dansait jusque-là se mirent soudainement à fuir.
Bien que déstabilisée par le regard noir de sa maitresse, la domestique poursuivit un poil moins enjoué.
– Il me semble que c'était à l'aube plutôt... Soit ! Comme vous dormiez, il n'a pas tenu à vous réveiller. Il vous a laissé tout de même une missive et un présent.
Sur ses gardes, la jeune femme toujours sur sa marche agrippait si fort la rampe de l'escalier que le marbre commençait à se déformer. De haut, elle épiait sa servante s'avancer vers la table ronde de l'entrée.
Avec une fierté dont elle aurait dû se passer, elle revint ainsi excitée avec un grand flacon de cristal miroitant.
Cette fois-ci, la poitrine de Nery se gonfla, incapable d'expirer tout l'air qu'elle venait de capturer.
— Ma Dame, je ne vous savais pas amatrice de vin ! S'exclama-t-elle sur un ton enjoué.
Les paupières battantes avec frénésie, la dynamiste sentit un vertige l'assaillir. Les pupilles dilatées et le souffle court, ce fut avec horreur qu'elle recula d'une marche.
— Tout va bien, Ma Dame ? Vous semblez plus pale qu'à votre habitude. Ce serait ce présent qui vous trouble ? Je vais le faire porter à vos appartements, ne vous en faites pas.
Si ses membres ne tremblaient pas autant, Nery aurait sans doute ordonné de faire jeter cette immondice. Par chance, alors qu'elle commençait à perdre la raison, Akini, alerté par le danger, se matérialisa sur son épaule, prêt à être dégainé à tout moment. Ainsi, tandis que la domestique revinait avec la missive, elle put se souvenir clairement.
— Hate toi, pauvre incompétente !
Offensé, la domestique se depecha de lui glisser directement dans la main.
– Je me tiendrais à votre disposition si vous en exprimez le besoin.
Sans qu'elle ne puisse protester, la domestique s'en alla, flacon à la main.
Un instant, Nery toisa le papier de son propre manoir ainsi que les lettres obscures qui composaient son prénom. Si par le passé cette écriture qu'elle connaissait si bien avait pu lui procurer du degout, il ne restait plus rien d'autre que de la satisfaction. Après avoir transpercé du regard suffisamment longtemps la maudite lettre, elle reprit enfin sa respiration.
De nouveau bien lucide, elle descendit les dernières marches telle une tempête avant de s'élancer avec furie vers la bibliothèque du manoir. Le visage de marbre, la jeune femme laissa claquer la porte derrière elle, ce qui fit trembler les montagnes de manuscrits.
À la lueur matinale que filtrait les hautes fenêtres voûtées, la bibliothèque s'étendait sur plusieurs centaines de mètres, tel un sanctuaire du savoir. Les étagères en bois sombre chargées de tomes de l'ancien monde créaient une symphonie visuelle entêtante. Par ailleurs, l'odeur des pages jaunies qui flottait dans l'air intimait à chaque visiteur de venir se noyer dans leurs rivières de mots.
Avec bien plus d'entrain qu'elle ne l'aurait voulu, Nery se munit d'un chandelier avant de venir s'installer sur l'un des imposants bureaux. Si sa chambre demeurait bien plus tranquille, ce qui l'attendait là bas l'empêcha de s'y rendre. De cette façon, elle dégagea théâtralement la traine de sa robe de chambre avant de se focaliser sur le morceau de papier cartonné.
« Ma chère Nerezzya,
Je ne peux qu'imaginer la surprise qui doit te parcourir à cet instant. Comme tu dois l'avoir déjà compris, je me suis enfin débarrassé de l'emprise psychologique du Roi. À présent, plus rien ne me séparera de toi, je te le promets. Jamais plus je ne laisserai quiconque m'infliger une telle retraite. Soit, quelle déception de ne pouvoir te voir dans l'instant ! Je sais à quel point ton sommeil peut se faire rare, alors je n'ai pas cherché à l'interrompre. J'aurais pu attendre, bien sûr, mais vois-tu, je n'aurais pas tenu longtemps avant de m'enfuir. C'est étrange, mais ressentir de la peur et à ton égard, de surcroit, m'avait manqué. À vrai dire, tout chez toi m'a manqué.
Ne te méprends pas, en trois ans, j'ai eu le temps de changer. Je ne suis plus le prince que tu as connu. Vois-tu, j'écris à la table de ton manoir, calmement, sans tuer ta domestique avec ce stylo plume que je tiens. Je ne monte pas te regarder dormir et je ne glisse pas la lettre dans ta main. Vois-tu comme je m'abstiens ! Nerezzya, tu peux en être certaine. Je n'essayerais plus de te tuer, ni de te faire du mal, ni même de te séquestrer. Je ne chercherais plus jamais à te posséder non plus.
J'aimerais juste qu'on reparte sur des bonnes bases, je veux que tu me retournes dans les bras. Merde, je ne voulais pas le dire comme ça, mais si je raye, ma lettre va faire sale et il y aura trop d'encre sur le carton. Si ça ne sèche pas, tes mains se saliront. Après, je vais recommencer, et je ne serais plus en mesure de. Soit, je m'égare.
Je n'en pense pas moins, je veux pouvoir te toucher de nouveau, mais pour cela, je dois être plus digne de toi. Ainsi, c'est pourquoi j'ai décidé de muter. Je pars vendredi soir, tu verras à quel point je serais puissant à mon retour. Juste pour toi.
Ce flacon que je t'apporte, je veux que tu en avales chacune des gouttes. Il n'y a pas un jour que j'ai passé sans t'observer. Combien de centimètres as-tu perdu au juste ? Ce n'est pas parce que tu ne ressens pas la faiblesse que ton corps n'est pas en train de mourir. C'est le mien évidemment, pourquoi t'offrirais-je le sang d'un autre que moi ? C'est stupide ce que j'écris. Je l'ai pris à la source pour qu'il soit le plus puissant possible. C'était assez drôle parce que je voulais le prendre dans l'aorte, mais comme je ne savais pas vraiment où c'était, je me suis transpercé le cœur plusieurs fois.
Maintenant, j'ai peur de te répugner. Je ne veux que ta santé, tu le sais, n'est-ce pas ? Mais une part de moi sait que tu ne toucheras pas à ce flacon. Alors vois ça comme un ordre de ton prince. Ne tourne pas le dos à ce que tu es vraiment. Tu en as besoin. Tu as besoin de moi. Ne t'énerve pas trop, s'il te plait, pour une fois, tu sais que j'ai raison.
Dans l'attente de ta réponse ou de ta visite.
Ton Prince Hélios. »
Un instant, Nery resta pétrifié. La grimace qui s'était dessinée sur son visage à mesure qu'elle lisait sa lettre lui donnait un air crispé. Sur son épaule, la créature qui avait tout lu se roula tellement hilare sur son épaule qu'il en glissa et tomba honteusement sur les cuisses nues de sa maitresse. Comme si de rien n'était, il se tut et se hissa de nouveau à sa place.
« C'est drôle, mais je trouve qu'il a l'air encore plus fou qu'avant. S'il voulait faire entendre le contraire, c'est fichu. Mais soit, tout s'est déroulé comme prévu non ? »
– En effet, souffla Nery avec un sourire en coin. C'est drôle qu'il me soit toujours autant asservi. Les trois ans ont eu exactement l'effet que l'on recherchait. Bon sang Akini ! je vais enfin retrouver ma plus fidèle marionnette.
« Une partie de toi m'a l'air de bien trop s'en rejouir. »
— Une partie de moi se réjouit de faire tomber le roi.
Sans faire attention aux paroles de son dynami, Nery laissa la flamme de la bougie ronger un coin du papier. Lentement, elle consuma chacune des lettres maladroites du Prince. À la suite de cela, des interrogations sur l'état d'esprit actuel d'Hélios naquirent. Chacune de ses failles restait trop évidente, à tel point que l'idée qu'il eu fit exprès la dérangeait. Toutefois, si avec les autres nobles, il pouvait se cacher derrière un rideau d'élixir, avec elle, ça ne marchait pas. En parallèle, son asservissement le poussait à s'ouvrir et à répondre à chacune de ses envies, donc Nery ne savait plus trop quoi penser.
Une chose restait certaine, elle ne ferait jamais rien pour le guérir, du moins pour l'instant, elle préférait le détruire un peu plus pour mieux le manipuler. Même si le retour de son sang la mettait en mauvaise posture et l'effrayait, une partie d'elle se réjouissait d'avoir retrouvé son jouet préféré.
Lorsque la flamme fut sur le point de consumer l'entièreté de la lettre, elle envoya valser la dernière étincelle. Alors qu'il n'en resta plus qu'une traîne de cendre à l'odeur âcre, la jeune femme sortit de son tiroir de quoi écrire.
— Bien, toutes ces belles paroles ont éveillé mon esprit, conclue-t-elle en ôtant son sceau du cacheton.
D'un geste ample et élégant, elle quitta son fauteuil de manière à ne pas froisser sa traine évasée.
Lorsqu'elle revint dans l'entrée aux pierres pales jonchée de plantes grimpantes, la domestique l'attendait toute frétillante entre l'une des colonnes sculptées. Sans prendre la peine de répondre à son tumulte de questions inutiles, Nery lui ordonna de porter la missive directement au Prince. La nouvelle sembla l'enchanter puisqu'elle se précipita de quitter le manoir.
Même à travers les portes massives de sa chambre, elle pouvait sentir l'odeur du sang. Ainsi, après une grande inspiration, elle entra et ne put s'empêcher de remarquer le flacon aussitôt. Telle une tornade, il ne se passa alors que quelques secondes entre le moment où elle se rua vers la bouteille et celui où elle la cacha dans un coffre.
Rien qu'à sa texture, à sa couleur si étonnante et à son odeur, Nery devinait combien il pourrait la satisfaire. Comment ses membres sembleraient trois fois plus rapides, sa peau plus éclatante et sa fatigue permanente davantage supportable. Mais il demeurait hors de question qu'elle n'en avale une seule goutte. Les souvenirs violents qui remontaient brutalement dans son esprit lorsqu'elle perdait le contrôle total de ses pouvoirs, lui donnèrent la nausée.
Ainsi, elle resta figée un instant, dans l'atmosphère opulente et mystérieuse de sa chambre.
En harmonie avec les larges miroirs aux bordures d'or et d'arabesques, les murs et le plafond se voyaient recouverts de fines moulures dorées, sculptées avec précision. Tout comme le vaste lit à baldaquin recouvert de draps brodés ainsi que d'une montagne d'oreillers, le mobilier de la chambre s'imposait dans les mêmes tons nobles. En effet, des tapisseries aux divans en passant par les commodes et l'immense garde-robe, un mélange de bordeaux, d'or et de noir régnait.
Évidemment, il s'étendait sur les murs quelques tableaux qui se voyaient sublimer par les nombreuses plantes dans leurs vases aux formes voluptueuses. Afin de masquer le silence de mort qui régnait, Nery ouvrit les fenêtres voûtés et laissa le vent siffler à ses côtés.
Bien décidée à se changer les idées, elle s'installa de nouveau sur le fauteuil de son imposant bureau après avoir saisi un dossier vierge dans sa bibliothèque. Malheureusement, elle ne détenait aucun rapport concernant son service de nettoyage, ainsi la quantité d'anomalies qui traumatisait Patoma restait inconnue. Par ailleurs, deux nouvelles perspectives s'étaient ouvertes à elle récemment, à commencer par la découverte de Dame Rose. Si plusieurs doutes vis-à-vis de ses expérimentations s'étaient installés au sein de l'organisation, ils ne tarderaient pas à être balayés. En parallèle, le retour d'Hélios, lien direct avec le roi et le palais, devrait aider également.
Durant les trois heures qui suivirent, Nery ne lâcha point son stylo. Bien qu'une marre de papiers chiffonnés et de programmes kardésiens jaillissaient de la poubelle, elle tenait fièrement le déroulé des prochains mois entre ses doigts tremblants. En d'autres termes, il s'agissait des trois opérations finales et de son plan pour récupérer le trône.
Qu'importait si une quantité monstrueuse de cadavres devrait rester à la fin. Seul le résultat final comptait. Il ne lui restait plus qu'à faire valider son projet au Conseil de l'organisation. Même si dans tous les cas le dernier mot lui reviendrait, elle préférait leur donner l'impression d'avoir le choix. Dans leurs situations respectives, ils ne détenaient, de toutes façons, pas d'autres solutions que de la suivre.
Surprise par la profondeur et la richesse des idées qui pouvaient émaner de son esprit stratégique, la jeune femme s'empressa de mettre feu aux brouillons et de cacher dans un tiroir verrouillé son dossier. Tandis qu'elle songeait à aller se laver puis à rendre visite à Augustus, l'image de son devoir d'histoire des mondes lui revint à l'esprit. Parmi les inutiles matières que proposait l'académie, cette dernière résultait davantage des fabulations d'un professeur ignare que de réelles leçons. Ayant grandi avec Augustus, résident de cet ancien monde, elle connaissait déjà tout ce qu'il y avait à savoir. Malheureusement, face au cours frauduleux que proposait leur enseignant, il ne s'agissait plus tant de l'Histoire, mais plutôt de son histoire.
Démoralisée, elle raya cette tâche de son agenda et fit ce qu'elle avait prévu initialement. Rien ne devait l'écarter du véritable projet qui s'amoncelait dans l'ombre.
— Pourquoi me toises-tu ainsi, vile créature ?
Perché sur son bureau, Akini semblait tendu comme une statue.
« Tu ne penses pas réellement à faire ces choses que tu viens d'écrire, n'est-ce pas ? » Je sais que tu aimes le spectaculaire, mais c'est un peu irréaliste. Je ne veux pas finir comme la chenille de la folle qui a échoué. »
– Dans ce cas, tu seras la chenille de la folle qui a réussi.
« Je ne plaisante pas, tu vas causer ma perte. »
— Tu devrais te taire, petit égoïste, rétorqua-t-elle avec un sourire mesquin. Ce n'est pas un simple combat, c'est une vengeance menée par un continent réprimé depuis quatre siècles.
Peu convaincue, la chenille se matérialisa sur son épaule.
« Celle du continent ou celle de la petite Nerezzya ? »
— Ça revient au même, non ?
Finalement, amusée par la situation, la créature s'enroula autour de son coup et lui chuchota à l'oreille.
« Je voulais me donner un côté moralisateur, mais finalement, ça ne me réussit pas. » « Tue autant de personnes qu'il te chante, tant que ça reste amusant. »
Surprise par sa gentillesse soudaine, Nery caressa le corps vide de son dynami.
— Juste pour toi, Akini, j'offrirais le plus beau spectacle que Patoma n'ai jamais connu.
Hélios.
Si ce matin-là le prince avait décidé de lire dans la véranda du palais, ce n'était ni à cause des plantes exotiques ni à cause des banquettes rembourrées. À vrai dire, ce qui se trouvait derrière les hauts vitraux l'intéressait largement plus. En effet, comme il savait que Nery ne lui rendrait jamais visite, il guettait tel un vautour, l'insupportable domestique. Puisque l'édifice majestueux demeurait le point le plus proche des manoirs, il ne pourrait donc rater sa venue.
Dans un premier temps, les effluves aromatisés de la végétation fleurissante avaient pu apaiser le prince qui regrettait déjà sa missive. Verion et Mary, tous deux masqués dans un coin, supportaient depuis le retour du prince ses innombrables allées et venues dans la véranda. Entre temps, le soleil s'était levé d'un air désapprobateur. Quand il s'était enfin décidé à ouvrir son roman, les glissements récurrents de ses yeux vers la résidence l'avaient vite fait abandonner.
Bien qu'une montagne de tâches l'attendait dans ses appartements, il refusait de partir. Par chance, sa patience ne fut pas vaine. Non seulement la domestique arrivait en trottinant, mais avec une lettre de surcroit. Sans plus attendre, Helios, le cœur bondissant, traversa l'une des fenêtres en moins d'une seconde. Face à lui, la jeune fille recula d'un pas surpris avant d'effectuer une révérence bien trop formelle. Insensible, il lui arracha la lettre de la main avant de rentrer tout aussi vite.
Essoufflé, les mains tremblantes, il admira les élégantes lettres d'or qui composaient son prénom avant de venir les caresser du bout des doigts. En dépit de l'envie qui le parcourait, les battements de son cœur qui venaient à manquer et les mots qui s'entrechoquaient dans son esprit l'empêchèrent de l'ouvrir. Bien qu'il tenta de rassembler ses esprits, plusieurs fois, l'angoisse et la peur qui le consumait peu à peu lui firent brutalement jeter la lettre sur l'une des banquettes.
Comme par précaution, les plantes exotiques se rétractèrent sur elles-mêmes tandis que le ciel s'obscurcissait. Un parfum entêtant se mit alors à planer sur la véranda.
La vision brouillée et la tête entre ses mains crispée, le prince se mit alors à faire les cent pas, murmurant des bribes de phrases incompréhensibles. Ce demeurait plus fort que lui, il ne parvenait à faire autre chose qu'imaginer chacune des réponses qu'elle aurait bien pu écrire. Il pensait, puis pensait, puis repensait encore, sans jamais ne pouvoir s'arrêter.
Une barrière infranchissable se dressait doucement entre lui et le monde qui l'entourait.
— PRINCE HÉLIOS ! Gronda la voix puissante de Vérion.
Déboussolé, ce dernier sursauta avant de lui jeter un regard confus.
— Mon prince, ne serait-ce pas plus sage de vous assoir, de reprendre votre respiration, puis de voir enfin quels mots Dame Nerezzya vous a-t-elle adressés ?
Comme s'il venait de se réveiller d'une sieste clandestine, Hélios cligna plusieurs fois des yeux, avant d'hocher lentement la tête. Vêtu d'un simple pourpoint brodé, il s'installa sur l'un des bancs au dossier de fer forgé. Afin de perdre du temps, il ordonna à Mary de lui rapporter la lettre, ce qu'elle s'empressa de faire.
Bien trop anxieux pour prononcer un seul mot, il recommença à admirer son nom, puis comme son serviteur l'avait conseillé, il reprit calmement sa respiration comme s'il ne s'était rien passé. Bien plus apaisée, la végétation se détendit elle aussi.
Avec une dernière hésitation, Hélios rompit le sceau et laissa ses yeux se perdre dans la rivière de mots.
« Mon cher prince,
Si mon sommeil avait pu être réparateur, j'imagine que vous auriez ruiné tout son travail. En effet, dire que je fusse surprise relèverait de l'euphémisme. trois ans, dites-vous, étrangement, cela ne m'a pas paru suffisamment long.
Ainsi donc, vous prétendez avoir radicalement changé durant cette période, permettez-moi d'en douter. Comme j'ai l'habitude de le dire, on ne sauve pas une pomme pourrie en l'arrosant. Loin de moi, l'idée de vous traiter de fruit gâté mon prince. Toutefois, voyez-vous, la partie de votre esprit que vous dites avoir réprimé, a probablement juste du somnoler en mon absence. Comment auriez-vous pu tenter de me tuer alors qu'il vous était même impossible de m'approcher ? Soit, pour le prouver, je parierais volontiers ma vie sur le fait qu'en ce moment même, vous lisez mes mots dans la véranda royale.
Néanmoins, j'admire tout de même votre désir de mutation, mais pensez-vous seulement être en mesure de supporter les centaines de voix qui vous occuperont l'esprit. J'en doute fort, après tout, vous êtes déjà incapable de supporter la vôtre. Personnellement, je prierai pour votre mort. Ne vous méprenez pas, si je ne vous souhaite pas la douleur, c'est uniquement parce que je vous l'ai ôtée.
En revanche, si par miracle vous surviviez, j'accepterais volontiers une invitation au Palais et je reconsidérerais votre cas.
Dans l'attente de votre mort prochaine,
Dame Nerezzya. »
Les yeux aussi brillants que ses joues rouges, le prince soupira un rictus amusé aux lèvres.
Avec ferveur, ce dernier porta la lettre à sa narine et s'imprégna du parfum de la jeune femme. Grâce à son odorat surdéveloppé, il pouvait presque sentir la tranche de sa main caressant le papier.
— N'est-ce pas une femme si merveilleuse, Verion ? Elle dit avoir hâte de venir me trouver à mon retour et qu'elle priera même pour moi. Elle m'a même comparé à une pomme. N'est-ce pas si adorable de sa part ?
– Assurément, mon prince, rétorqua le serviteur sur un ton enthousiaste.
— Charmant en effet, mais qui donc t'envoie toutes ces belles paroles, Hélios ?
Comme s'il venait de retourner violemment à la réalité, le prince grimaça, puis, d'un geste furtif, la lettre se retrouva dans la poche de son pourpoint.
— Jessamine... Que donc me vaut l'honneur de ta visite ?
Les sandales clapotantes contre les dalles, la jeune femme s'empressa de le rejoindre avant de croiser les bras avec curiosité.
Ses longs cheveux d'un blond presque blanc recouvraient, telle une cascade soyeuse, ses formes peu couvertes. Typiquement kardésienne, la robe d'un bleu aussi glacial que celui de ses yeux ne détenait qu'un seul but : faciliter l'accès à son intimité. De fines bretelles croisées soutenaient un morceau d'étoffe cintré sous sa poitrine, tandis qu'une jupe aussi courte qu'une ceinture dévoilait délibérément l'entièreté de ses longues jambes. En guise d'accessoires, plusieurs chaines serties de saphir venaient sensuellement relier les deux morceaux d'étoffes ainsi qu'habiller son buste et son abdomen.
Il n'y avait rien de plus commun avec Kardia que ce genre d'accoutrement. En effet, fidèles à leur réputation de peuple de la luxure, les hauts nobles, s'ils en prenaient la peine, ne disposaient sur leur corps que quelques morceaux d'étoffes ou de longues pièces jouant sur la transparence, qu'ils venaient sertir de pierres précieuses.
Impatiente, la jeune femme dévisageait le prince.
— Je t'ai posé une question, il me semble, de qui donc parlais-tu ? Relança Jessamine avec insistance.
— Il me semble que je t'en ai posé une également et, par conséquent, comme je suis le prince, tu dois me répondre en première. Ah, et si par la même occasion tu pouvais éviter de te mêler de ce qui ne te concerne pas, ce serait vraiment plaisant.
Troublée par son air ennuyé, la jeune femme balaya sa précédente interrogation d'un revers de la main avant d'afficher un grand sourire joueur.
— Soit, comme tu pars demain soir, mon salon t'organise une petite fête de départ.
Même s'il ne détenait guère envie de festoyer, la lettre de sa correspondante l'avait mis de bonne humeur. Ainsi, comme changer de sujet semblait aussi être une meilleure solution, il accepta sans trop d'entrain non plus.
Accroché à son bras comme si sa vie en dépendait, Jessamine l'entraina à l'intérieur. Bien qu'ils fussent amis de longue date, s'afficher aux côtés du prince lui donnait toujours l'impression de posséder davantage d'autorité.
S'il existait sur Kardia plus d'une quinzaine de Maisons, celle des plaisirs se plaçait parmi les trois plus influentes. Juste en dessous de Diamond&Chrysos et Luminescence, elle demeurait, comme chacune d'entre elles, parrainée par un exelixi. Ainsi, même si les maisons restaient gouvernées par des maitres et maitresses, le soutien formel de l'un de ces êtres supérieurs permettait, en cas de soucis, de communiquer plus facilement avec le roi. De cette manière, c'était la mère de Jessamine qui se chargeait de l'Aphrodisiaque.
Par ailleurs, la place d'une maison dans le classement dépendait davantage de la relation que le « parrain » exerçait avec son souverain. En d'autres termes, plus le roi appréciait un Exelixi, plus la maison qu'il parrainait serait haut placée.
Parmi les dizaines d'établissements que la maison détenait au sein de la ville cœur, un seul sortait vraiment du lot. Conforme à la démesure kardésienne, chacune de ses salles se voyait toutes plus spacieuse, plus luxueuse et plus érotique que la précédente. Face au palais, l'établissement ne conviait, à l'inverse des autres, que les nobles les plus influents du continent. De ce fait, en détenir un étage entier faisait partie des plus grandes fiertés de Jessamine. Néanmoins, une telle possession impliquait une contrepartie conséquente.
— Dépêchons-nous, les autres nous attendent, pesta la jeune femme impatiente.
Entrainé par la mélodie séductrice qui résonnait à l'intérieur, le prince se laissa emporter.
Aussi vaste que l'une des salles de réception du Palais, l'étage semblait jouir d'une atmosphère enivrante. Entre le bar débordant d'élixirs colorés et l'orchestre enflammé, l'élite de la jeune noblesse se prélassait vivement sur les divans rembourrés. D'un rouge velours aux arabesques brodées d'or, ils trônaient dans diverses formes avantageuses sur l'étage. Leurs élégants cadres dorés brillaient en harmonie avec la poudre qui recouvrait certaines planches du parquet. De la même manière, les lustres composés de milliers de cristaux venaient faire miroiter les jets opulents que projetaient les riches fontaines sculptées.
Dès son arrivée, porté par un mélange d'ivresse, de gémissements et d'éclats de rires, Hélios fut salué avec joie par ses congénères dévêtus. Si certains étudiaient encore à l'académie, la majorité restait des héritiers diplômés. Parfois, même en plein ébat, ils firent une pause dans leurs activités pour accueillir les deux jeunes gens. Comme toujours, Jessamine en tant que maitresse des lieux recevait des cascades de compliments sur son apparence.
Habitué à ce genre de frivolités, Hélios serra la mâchoire d'un air ennuyé. L'océan de dépravation dans lequel il venait de pénétrer ne détenait pas une seule âme qui se souciait vraiment de lui.
– Damian ! S'exclama la jeune femme avant de s'élancer vers un coin reculé.
Entouré d'une dizaine de nobles, le jeune homme, étendu le long d'un divan, avalait à grande gorgée une bouteille d'élixir. Encouragé par ses camarades et les joues rougissant par l'euphorie, il s'interrompit à l'appel de Jessamine. Son visage s'illumina avant qu'il ne bondisse pour la rejoindre. Le simple peignoir translucide qu'il portait révélait sa musculature développée.
— Tu en as mis du temps, rala-t-il en l'embrassant langoureusement.
Comme si elle n'avait pas vu son meilleur ami la veille, cette dernière sautilla gaiement.
– Hélios ! S'exclama Damian avec une révérence peu formelle ! Alors comme ça, tu nous quittes ?
– Il faut bien le croire, rétorqua le prince d'un air détaché, la routine commençait à m'ennuyer.
– Misère ! Comment vas-tu survivre sans ton noble préféré ? Les jours vont te paraitre si longs...
Le prince vint s'asseoir sur l'un des divans en face de son camarade. Quelques mètres plus loin, une jeune fyto dansait sensuellement sur l'un des podiums. Complètement nue, seules quelques longs pétales venaient habiller certaines parties de ses formes envoutantes.
– Si long, en effet, rétorqua-t-il sarcastiquement.
Bien qu'il fût le prince héritier de Kardia, Damian surpassait de loin Hélios en termes de popularité. Il était leur prince. Son incroyable charisme et sa beauté supérieure à la normale lui valaient de nombreux admirateurs. Par ailleurs, il était aussi à la tête du journal quotidien « Le Kardésien » :
Lue de tous, la revue regroupait à la fois toutes les rumeurs, ragots, informations politiques et contenus exclusifs de la ville cœur. Ainsi, grâce à ses informateurs, même dans cette société libertine, il détenait des moyens de pression sur tous les nobles influents. En bref, Damian représentait un danger, par la multitude de secrets qu'il détenait. Toutefois, cela n'empêchait pas les nobles de le vénérer.
De son côté, Hélios n'avait que faire de sa propre image, il restait plus beau, plus fort et bien plus noble que tous ne le serait jamais. Après sa mutation, il devrait dépasser sans mal la majorité des exelixis. De ce fait, même si sa réputation de prince cruel et de fou déraisonnable le précédait, cela n'aurait bientôt définitivement plus d'importance.
Il n'existait qu'une seule personne sur ce continent qui méritait son attention. Et pour elle, il était prêt à tout.

The blood heiressOù les histoires vivent. Découvrez maintenant