Chapitre 9

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Ce matin-là, l'orage grondait à travers les vitraux tremblants de la chambre. Les épais nuages gris et menaçants hurlaient leur désarroi, recouvrant le soleil d'une fourrure énigmatique, ils plongeaient la pièce dans une atmosphère apaisante. En parallèle, de grosses gouttes de pluie violente venaient s'écraser contre le verre dans de petits chocs bruyants. La brise fraiche, quant à elle, répandit une constellation de frissons sur la peau froide de Nery qui venait de sortir de sa salle d'eau.
Après avoir enfilé une robe fluide et un corset brodé, la jeune femme s'avança vers sa véranda, l'air inquiet. Du bout de ses doigts, elle caressa le verre froid, admirant paisiblement le spectacle tragique qui se déroulait à l'extérieur. Si les éléments aimaient exprimer leurs émotions de la sorte, il restait rare d'observer de semblables tempêtes. Les arbustes des jardins royaux agitaient violemment leurs branches dans toutes les directions, rependant ainsi des tourbillons de feuilles mortes et humides.
Nery ne pouvait pas espérer meilleur temps. Signe de révolte, le tempête restait un pur concentré de rage qui exprimait librement son mécontentement. Si une partie d'elle y vit l'entrée en scène de l'organisation, une autre se souvint qu'elle demeurait sur Kardia. Jamais il n'y avait de tel ravage météorologique sans raison. Une bourrasque violente vint frapper la vitre devant elle. Soudain, agacée par un tel affront, elle monta alors sur l'un des épais divans puis commença à murmurer quelques mots inaudibles.
Avec une grande inspiration, la jeune femme ouvrit l'une des fenêtres. Avec courage, elle dut alors braver la puissante déferlante qui manqua de la faire basculer en arrière. Tel un halo, ses cheveux sombres s'élevèrent tout aussi déchainés. Sans plus attendre, elle sortit ses deux bras par la fenêtre tout en luttant pour ne pas chuter.
« Dites-moi ce qu'il se passe ! » ordonna-t-elle intérieurement aux éléments.
Les gouttelettes qui s'étaient alors échouées sur son bras vinrent comme si le cours du temps avait été inversé remonter jusqu'à ses doigts. Comme attirées par un aimant, elles s'élevèrent dans un tourbillon sombre de brume avant de former une sphère agitée au creux de sa main. Sans prévenir, l'amas se mit alors à gronder, assourdissant ainsi la jeune femme.
Sans doute trop faible pour transcrire leurs paroles, Nery ne parvint pas à comprendre le moindre mot. Quelque chose n'allait pas. Son cœur manqua un battement, voire plusieurs. Sous le choc et pas plus avancée, elle plongea son regard dans le vide tandis que des milliers de questions fleurissaient dans son esprit.
Sur Patoma, les habitants et les éléments vivaient en harmonie. Comme les éléments se mouvaient en définissant le temps selon leur envie, le cycle des saisons avait pris fin depuis bien longtemps. De cette manière, certaines parties du continent voyaient leurs terres fleurir tandis que d'autres rabattaient déjà leur couverture neigeuse.
Nery voulut en savoir plus de la part de la sphère, mais le nuage ne lui en dit pas plus et retourna gronder parmi les siens. Avec difficulté, elle referma alors la vitre et retourna à son lit chercher Akini qui s'était réveillé, alerté par le danger. En trombe, elle quitta alors ses appartements et dévala le couloir. Tandis qu'elle s'apprêtait à descendre, des voix graves et familières retinrent son intention.
Si Nery préférait ne pas s'attarder à cet étage, ce fut car il demeurait celui de ses parents. Leurs appartements s'y trouvaient ainsi qu'une demi-douzaine de salles de réception. Ainsi, si elle n'avait pas l'habitude de s'y trouver, elle ne détenait encore moins l'habitude d'entendre la voix de son père. Imposante et grave, elle faisait frémir les murs pourtant bien robustes. Aujourd'hui, Orpheus semblait énervé, les secousses que provoquait son poing cognant la table l'attestaient. Intrigué, malgré l'aura écrasante qui iradiait de la pièce, elle tenta l'interdit et jeta un bref coup d'œil à l'intérieur.
Sous pression, le salon privé dont toute l'âme semblait s'être envolée paraissait terne et à l'abandon.
Bien présent, l'Exelixi dont le corps massif s'élevait dans toute sa splendeur arborait un pantalon droit et une tunique pale épousant chacun de ses muscles. Sa peau cuivrée demeurait perlée de fines gouttes de sueur scintillante, pourtant il n'avait pas l'air épuisé le moins du monde. Son aura brillante et menaçante venait obscurcir les tons chauds du salon. À sa plus grande stupéfaction, une autre masse tronait à ses côtés.
Elle ne tarda pas à reconnaitre Rhaphiel, un autre Exelixi, également père de Damian. Bien qu'il soit tout aussi élevé hiérarchiquement, il n'était pas aussi puissant et influent que son géniteur. Son aura elle-même le trahissait, bien que plus brillante que l'entièreté de celle des simples nobles, elle ne parvenait toutefois pas à faire de l'ombre à celle d'Orpheus. Son sourire séducteur lui rappelait celui de son fils.
Le sang de la jeune femme ne fit qu'un tour lorsque la voix de son père s'interrompit net. Nery eut juste le temps de s'éclipser avant que le visage de son père ne pivote en sa direction. La porte claqua brusquement sous le pouvoir de l'exelixi. Le cœur battant à toute allure, elle fut déçue de ne pas avoir discerné grand-chose de leur conversation. Seuls les termes « flammes » et « incompatibles » en ressortirent.
Akini, toujours sur son épaule, évaluait la situation avec une sagesse discutable. Tandis qu'une satisfaction étrange gonflait à l'intérieur de la jeune femme, un sourire radieux se dessinait sur son visage. Malheureusement, les ébats de la tempête la replongèrent dans le doute, car si elle pensait savoir d'où venait la colère des Exelixis, la source de la colère des éléments restait inconnue.

Comme dans tout le manoir, voir la ville, si ce n'était le continent, chaque espace se voyait recouvert de vases fleuris et de plante grimpante que la jeune femme appréciait tout particulièrement. En effet, il lui permettait de camoufler certaines choses qu'il valait mieux garder secrètes.
La bibliothèque de Néry possédait un atout de taille : le mur demeurait recouvert de bois. Semblable à la tranche d'un arbre que l'on aurait coupé en deux pour y insérer des grimoires, ses longues branches feuillus et maculées d'or venaient s'étaler sur le plafond et les vitraux des autres murs. Contrastant ainsi avec l'atmosphère royale de sa chambre, Nery en sortit un grimoire d'apparence quelconque. La couverture, rigide et sombre, exposait sur la reliure légèrement abîmée une simple ligne verte.
Machinalement, la jeune femme dont l'esprit se divisait pour réfléchir à plusieurs choses en même temps vint s'asseoir sur le fauteuil du bureau colossal avant de défaire la cordelette qui entourait le manuscrit. L'ouvrage ne représentait à première vue, à l'inverse de son contenu, rien de particulier. Une fois grand ouvert, Nery toisa le papier qui avait jadis germé au point de former une mousse verte et odorante. Tandis que le centre semblait avoir été dévoré, un écosystème surprenant s'y était installé. De fines brindilles s'entrelaçaient entourées de fleurs sauvages aux pétales délicats et aux tiges fourchues.
Ce phénomène avait commencé à se produire à cause d'une goutte de son propre sang. Un jour comme un autre, pendant qu'elle se renseignait sur les différents types de poisons, elle s'était entaillé le doigt sur un coin de page aiguisé. Le sang s'était joint à l'encre des mots pour former quelque chose de nouveau. L'écorce utilisée pour fabriquer le papier avait étrangement retrouvé son état d'origine. Ce ne demeurait pas juste une coïncidence puisqu'après avoir réitéré le processus plusieurs fois, elle avait pu constater des effets similaires.
Bien qu'étonnée, la dynamiste avait pris l'habitude de voir son sang commettre des actes étranges au contact de la nature, comme lorsque Bellatrix s'était fait griffer par une anomalie et qu'elle avait pu mystérieusement la guérir grâce à une entaille sur sa paume. Si elle avait conscience de son rapport anormal avec le sang, il n'existait pour l'instant personne de son entourage en mesure de lui apporter des réponses. Aucune explication plausible ne s'était donc présentée, même après avoir questionné Augustus qui était soudainement devenu méfiant. Malgré l'interdiction de son mentor, Nery continuait de mener ses expériences.
Depuis plusieurs mois, elle cultivait ainsi son propre sang à travers les plantes de ce bouquin. De cette manière, à chaque fois qu'elle l'ouvrait, Nery y découpait soigneusement les plantes et reversait une goutte du sang de son index. Minutieusement, elle séparait ensuite les composants dans de petites fioles en verre. Les pétales dans une, le pollen dans l'autre, les ronces dans une troisième. À l'intérieur d'un coffret élégant, la verrerie ne tarderait pas à rejoindre Dame Rose.
En effet, Nery avait fini par collaborer avec sa professeure, cette dernière, dans la confidence, lui transmettait donc régulièrement des messages concernant ses avancées. La scientifique en était complètement hypnotisée, car selon elle, les plantes de sang possédaient des vertus hors du commun. Ces dernières avaient même donné naissance à la plupart des pilules régénératrices de l'organisation.
La jeune femme poursuivait tout de même ses propres experiences. Un autre jour, elle avait directement versé une goutte de son liquide vital dans un des grands vases de la chambre. Le résultat fut aussi horrible que magnifique. Méconnu de tous les grimoires, son sang avait donné vie à une nouvelle espèce de fleur d'au moins cinquante centimètres. Sa tige demeurait douce comme le velours et détenait une teinte d'un écarlate presque noire. Regroupées en une sorte de cage majestueuse, ses longs pétales d'un pourpre brillant, quant à elles, se voyaient soutenues par une collerette de ronces menaçantes.
Même si l'aura hypnotisante de cette curieuse plante forçait l'admiration, sa fatalité empêchait Nery de l'apprécier complètement. Dès l'instant où sa racine aussi pointue qu'un fuseau avait quitté la terre, son corps velouteux s'était raidi comme un dynami. Au contact de ses doigts, les pétales s'étaient déployés dans une épaisse fumée brillante afin de dévoiler un étrange pollen blanc. Ne sachant que faire de cette fleur devenu arme, Nery l'avait replantée dans le vase terreux avant d'aussitôt regretter son geste. Les autres plantes du contenant s'étaient instantanément mises à flétrir, devenant sèches et recroquevillées comme si toute leur vitalité avait été aspirée.
La fleur de sang de son côté étincelait de splendeur tant elle grossissait. D'un pas méfiant, Nery avait reculé face au danger inconnu. Quelques secondes plus tard, elle explosait dans les airs en une pluie de petites particules brillantes.
La dynamiste était restée plantée là, plongée dans l'incompréhension la plus totale tandis que les plantes et la terre morte du vase se décomposaient déjà en une poussière macabre. Ce fut un drôle de sentiment qui l'avait animé à ce moment-là, partagé entre l'effroi vis-à-vis de son sang, mais aussi l'admiration du pouvoir qu'il lui conférait.
Cette fleur mortuaire, Nery s'était promis que personne n'en aurait jamais connaissance. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'elle n'avait jamais donner directement son sang à Dame Rose.

Akini était là, lui aussi, sur son socle confortable. D'un œil réprobateur, il contemplait les petits manèges de sa maitresse, sans dire le moindre mot. Il n'en avait pas besoin, Nery savait déjà parfaitement ce qu'il en pensait et elle n'en avait que faire.
Lorsque tout fut enfin remis à sa place, elle vint s'asseoir dans son fauteuil et tira de l'un de ses tiroirs cachés une lourde pochette de rapports et d'informations confidentielles concernant l'organisation. Si la jeune femme prenait un risque en emmenant ces documents au manoir, ce demeurait uniquement parce qu'elle avait confiance en sa discrétion. Au fil des années, elle avait pu acquérir une certaine expertise approfondie dans l'art du camouflage et de la dissimulation. Ainsi, si elle détenait quelque chose à cacher, elle le ferait si bien que même après sa mort, personne ne le trouverait jamais.
Tandis qu'elle enchainait sans grande motivation les différents rapports, l'un d'entre eux attira son attention. Même s'ils ne trouvaient jamais rien quant à la source des anomalies, les nuisibles chargés de surveiller l'ensemble du continent rapportaient toutefois bon nombre d'informations sur les nobles hors de Kardia. Bien que ce fut une tâche pouvant être délégué, la jeune femme préférait se charger elle-même de sonder tous les rapports. De cette manière, elle assurait une connaissance totale des moindres mouvements exécutés sur le continent.
« Heure : environ 3 h 30 du matin.
Position : Mines Diamond & Chrysos.
Escouade : 89-3-2
Rapport : Aperçu à l'entrée des mines trois exelixis, identité confirmée. Raphiel, Calliope, Xeryna. Drapés sous de longues capes noires, ils avaient l'air pressés et tourmentés. Trois chariots recouverts de draps blancs leur ont été apportés par un garde d'élite. D'un air furtif, Xeryna a soulevé un coin du drap afin de vérifier la cargaison avant de froncer les sourcils. Air suspect. Ils sont partis rapidement avec les chariots rejoindre les galeries. »
Un léger sourire satisfait aux lèvres, Nery tenta de faire le lien entre la présence de Raphiel ce matin et sa présence dans les mines durant la nuit, mais elle ne parvint pas à trouver. Autre chose la dérangeait : même en tant que marraine de la maison, sa mère ne se déplaçait quasiment jamais sur le terrain. Les mines, de surcroit, n'étaient jamais visitées par les exelixis car l'endroit se voyait trop inapproprié pour leur classe. A chaque fois, les travailleurs en revenaient barbouillés de poussière et de secrets. De plus, si sa mère y avait découvert quelque chose de problématique, pourquoi c'était Raphiel qui était avec son père.
Même si les Kardésiens détenaient l'habitude de coucher avec nombre de partenaires différents, ils n'en aimaient généralement qu'un seul véritablement. Après une union, ils restaient ensemble jusqu'à la fin de leur vie. Les parents de Nery s'aimaient étrangement plus que n'importe quel couple sain d'esprit de la ville cœur. De cette manière, ils ne se cachaient jamais rien même si le Roi le leur demandait.
Soudain, tandis qu'elle se repassait les informations, une théorie des plus logiques naquit dans son esprit. Sur le moment, elle se sentit plus stupide qu'un nouveau-né. Tant plongée dans son travail, elle n'avait même pas remarqué un détail important. La tempête avait complétement disparu. Il n'en restait plus rien qu'un ciel bleu nuageux. Rapidement, Nery sortit alors devant sa chambre, puis revint à sa place avec un gloussement désemparé.
Depuis sa naissance, elle avait si peu vu son père qu'elle en avait oublié son don d'exelixi. Orpheus contrôlait la météo. À l'inverse des connexionnistes, il pouvait ordonner aux éléments certaines réactions météorologiques. Cependant, ce ne restait que sur des zones très limitées. Même si cela ne l'avançait pas plus dans ses recherches, elle comprenait enfin l'ampleur de la tempête ce matin. Néanmoins, un autre problème se posait maintenant : qu'est-ce qui avait bien pu énerver Orpheus au point de déclencher son pouvoir ?
Agacé par son manque de renseignements, Nery termina de lire les derniers rapports avant de cacher la pochette. À présent, une voix lui intimait de se concentrer sur les mines. Comme elle détenait l'habitude de suivre ses intuitions, elle ne pouvait s'empêcher de songer à autre chose.
Pourtant, certains détails des opérations devaient être clarifiés. Le roi Basile et ses intentions prochaines demeuraient encore trop incertaines. Selon Augustus, s'il y avait bien quelqu'un dont elle devait se méfier, c'était de lui. Consciente de l'animosité qu'entretenaient les deux hommes, elle préférait faire confiance à son mentor. Après plusieurs années à le côtoyer, à voir l'influence qu'il exerçait sur le peuple et les exelixis, Nery savait qu'il était aussi malin que dangereux.
S'il restait inutile en tant que roi car aussi égoïste qu'avide de pouvoir, elle le comprenait. Basile était puissant et le système de classe mis en place, bien que défaillant actuellement, relevait selon elle du génie.
Après avoir passé l'après-midi à prévoir ses opérations sur le continent et à attribuer toutes les tâches, elle ne parvenait plus à continuer. Une montagne du journal de Kardia s'étendait dans un coin du bureau. Contenant les moindres faits et gestes des nobles et le programme des futurs événements, il lui avait permis de prévoir les réactions des nobles cas par cas et d'éliminer les potentielles menaces. En agissant ainsi, elle s'assurait qu'aucun noble ne sorte du rang au moment crucial. Lassé par son travail, Nery cacha derrière une moulure amovible secrète son dossier avant d'enfiler une cape en velours.
Comme un lion en cage, elle détestait par-dessus tout rester enfermé trop longtemps. Tandis qu'elle rabattait sa large capuche, Akini lui grimpa sur l'épaule à la volée. Lanterne en main, les deux créatures descendirent les escaliers quatre par quatre. Faiblement éclairée par les lustres, l'atmosphère du manoir durant la nuit semblait radicalement changer. Sur les murs, les longues ombres entamaient des danses endiablées tandis que le crépitement des chandeliers murmurait d'inaudibles confessions.
Lorsque sa main se posa sur la poignée des portes du manoir, Nery sentit une centaine de lames transpercer le dos de sa cape. Figé par la pression menaçante qui se dégageait derrière elle, les battements de son cœur se mirent à ralentir. Malgré son regard mortel, la jeune femme ne se retourna pas. S'il existait une personne plus effrayante que son père, à l'aura d'autant plus étendu et aux yeux davantage perçants, c'était évidemment sa tendre mère.
Décidément... Songea-t-elle en tournant l'élégante poignée.
Trop faible pour l'affronter, Nery sortit comme une lâche. Les frissons et la sueur froide dans sa nuque la firent chanceler. Vite remise, la dynamiste s'empressa de se rendre aux jardins du palais.
À présent, portée par le vent frais, elle ne comprenait plus rien du tout. Trois Exelixis dont ses parents au manoir dans la même journée. Plus rien ne détenait de sens.
« Bon sang, que se passe-t-il aujourd'hui ? rala Akini, camouflé dans l'obscurité de sa capuche. »
— Crois-moi, j'aimerais bien le savoir.
Les allées de terre étaient encore humides et parsemées de fleurs mortes qui se collaient sous ses hautes bottes à lacets. Portée par son instinct, elle divaguait à travers les jardins dans l'espoir de trouver réponse à ses questions en vain. Face à l'immense palais silencieux, elle fut au moins certaine d'une chose : il n'y aurait pas de fête ce soir. Comme amusés par le spectacle que cette nuit offrait, les arbustes des allées s'agitaient librement.
Seul l'écoulement des fontaines aériennes resonnait en contrebas. Comme entouré par une bulle protectrice, l'édifice s'élevait dans un enchevêtrement de hautes tours tranchantes, de fontaines, de ponts suspendus et de plantes fleurissantes. Son architecture complexe lui offrait un air irréel et menaçant. Le palais demeurait si grand que dans chaque coin du continent on pouvait en apercevoir au moins la pointe. Si la résidence des exelixis n'en était qu'une annexe, la ville cœur semblait se prosterner devant lui.
Éclairé par l'enchanteresse pleine lune et quelques lanternes, dont la sienne, Nery tenta pendant une dizaine de minutes de refaire le lien entre tous les événements, mais rien n'apparut miraculeusement dans son esprit. Dans son dos, en revanche, c'était une autre histoire...
– Comptes-tu me suivre encore longtemps ?
Si elle avait repéré sa silhouette depuis plusieurs minutes déjà, elle voulait juste voire combien de temps il continuerait encore.
— Tu ne devrais pas errer seule dans ces jardins ce soir.
Intrigué par sa réponse, Nery se retourna et fit tomber sa capuche. Face à elle, Hélios vêtu d'une simple tunique délassée et d'un pantalon droit. Dans la nuit, ses yeux dorés ressemblaient à deux éclats timides. Lorsqu'elle le vit enfin, le prince relâcha son aura. Tel une lanterne, il se mit à éclairer faiblement son environnement.
— C'est un défilé d'Exelixi au manoir, que se passe-t-il ? demanda-t-elle pleine d'espoir.
Trop hypnotisé par la femme devant lui, le prince dut prendre plusieurs secondes avant de lui répondre.
– Qu'importe, c'est dangereux et tu es trop faible pour te défendre.
Profondément heurté par sa remarque, Nery recula d'un pas en grimaçant. Sur la défensive, elle dévisagea le jeune homme.
— À peine de retour et voilà que tu m'insupportes déjà. De quelle faiblesse parles-tu ? je pourrais te tuer trois fois, là dans ces jardins, sans même être essoufflé.
– Trois fois seulement ? au meilleur de ta forme tu l'aurais fait des milliers de fois.
— Ce n'était qu'une façon de parler, retorqua-t-elle sèchement.
– Idiote. Crois-moi, ça ne me plait pas de revenir dans ta vie pour te sermonner, ça me donne l'air terriblement ennuyant en plus. Or vois-tu, je ne te dirai pas comme tous ces gens qui t'entourent que tu es forte alors que tu n'atteins même plus les deux mètres. Tous tes plus hauts talons n'y changeront rien.
Après un bref coup d'œil à ses bottes à talon, Nery se mit à fixer un point au loin. Une sensation désagréable lui brulait la poitrine.
– Ne me sous-estime pas, Hélios.
— Ne sous-estime pas ta faiblesse, Nerezzya .
Le silence qui suivit fut tout sauf agréable. Le regard assombri par ses sourcils froncés, aucune riposte ne parvenait à sortir. Ainsi, partagée entre la gêne et la colère, la jeune femme ne supporta plus de voir l'air victorieux du prince. Pour ne rien arranger, les pulsations d'Hélios qu'elle pouvait ressentir avec une intensité morbide ne lui donnaient que raison.
Lentement, le prince approcha une main vers la joue de la jeune femme qu'il surpassait largement. Malheureusement, il ne fut pas capable de la toucher, alors il se contenta de caresser l'air ambiant avec un pincement au cœur. Lorsqu'il vit le sourire satisfait de Nery, Hélios comprit à quel point la domination de son père jouait encore.
— Tu vois, Hélios, même si je perdais trente centimètres de plus, de nous deux, ce ne sera jamais moi la faible.
La jeune femme marqua une pause afin de mieux prouver son indifférence.
– Tu me fais pitié. Quand tu n'arrives pas à me tuer, tu cherches à me sauver... Mon pauvre prince, le désespoir vous rend tellement misérable qu'il en devient risible.
Malgré ses mots tranchants, le visage du prince devint plus doux. Il la connaissait par cœur et son mécanisme de défense lui donnait juste l'impression de la retrouver.
— Tu as sans doute raison Nerezzya, gloussa-t-il en admirant ses lèvres pincées. Au fait, je pars dans quelques heures. Quand j'aurais muté, je ne reviendrai pas sur Kardia. Avant ça, je séjournerai à la résidence de la plage. Je t'enverrai une diligence pour que tu m'y rejoignes quelques jours.
Comme s'il venait de prononcer la plus hilarante des plaisanteries, Nery s'exclaffa avant de le dévisager.
— Quel mouche de l'ancien monde t'a piqué ? Je n'ai aucune envie de t'y rejoindre.
— Je répondrai à toutes tes questions sur les exelixis et sur le roi à ce moment-là. Pour moi, il est inconcevable que tu ne sois pas la première à me voir après ma mutation.
Impassible, Nery prit une grande inspiration avant de placer une mèche de cheveux derrière son oreille. Il ne fallait pas qu'elle oublie sa mission.
— C'est drôle, tu sembles certain de survivre.
— Parce que je survivrai et tu le sais très bien. Je ne te ferai pas le plaisir de mourir aussi bêtement.
Soudain amusé par une idée qui venait de germer dans son esprit, Nery lui jeta un regard plein de défis.
— Bien, je ne te le cache pas, Kardia va être agité ces prochains mois, ce serait dommage que le prince ne puisse participer à ce remous.
Intrigué par sa remarque, le jeune homme demanda conseil à la Lune avant de passer une main dans ses cheveux avec un grand sourire.
— Ferais tu référence à l'agitation du mois d'Agapi ?
Bien que troublé par la mention d'un mois aux activités si...Kardésienne, Nery ne chercha pas à le contredire pour autant.
- Peut être bien.
Le regard du prince s'illumina avant que ses joues, même dans la nuit ne virent au rouge.
- T'aurais-je manqué à ce point ma chère Nerezzya ?
Ennuyé par le malentendu, la concerné leva les yeux au ciel.
- Malgré l'impatience qui est en train de me consumer, sans boire, tu seras morte d'ici là, alors je te conseille de prendre des forces pour au moins pouvoir remarcher après.
— Il suffit Hélios ! S'agaça Nery à present mal à l'aise. Mais soit, si tu insistes, juste pour toi, je continuerais de m'affaiblir pour te prouver que même mourante, ta vie tient entre mes mains.
— J'ai hâte de voir ça, retorqua le prince en triturant sa lèvre inférieure.
Sous la tension qui planait dans l'atmosphère, Hélios se rapprocha de manière à rendre l'écart entre eux presque inexistant. Presque, au point de sentir leur chaleur mutuelle mais pas suffisamment pour que leurs corps ne se touchent. Ainsi, il vint attraper la capuche de la jeune femme avec précaution avant de la lui remettre sur la tête.
– Rentre chez toi maintenant. Nous nous reverrons bientôt, au bord de l'océan de préférence.
Son sous-entendu à l'au-delà fit esquisser un sourire à Nery qui avançait déjà lentement.
— Prends tout ton temps, déclara-t-elle en prolongeant volontairement le « tout ».
L'aura brillante de joie, Hélios dans son dos la regarda partir après son semblant d'au revoir.
Lorsqu'elle fut enfin à l'abri de son regard, Nery balaya toute émotion niaise de son visage avant de claquer la porte du manoir, par chance de nouveau vide.
« Comme c'est mignon, gazouilla Akini, tu as retrouvé ton partenaire de fornication »
- Ne t'y met pas non plus vieille larve. Je ne parlais pas du mois d'Agapi mais des opérations. Cet imbécile n'a rien comprit. Pourquoi est-ce qu'il a reparlé de ça... Je n'aurais jamais fait d'aussi pitoyables insinuations.
« Pourquoi diable te justifies tu autant alors ? Tu as vingt ans, tu restes une Kardésienne de pur sang et cela fait trois ans que tu n'as pas rejoué aux cartes avec ton beau prince. Il n'y a rien de plus normal que de... »
- Termine ta phrase Akini et ne reverras plus jamais le jour sous ta forme de chenille.
Ébranlé par toutes ces futilités, Nery mal à l'aise commença à sentir la nausée lui monter.
Tandis qu'un dégout intense grondait dans sa poitrine, les marches tremblaient sous ses pas violents. Hésitant, Akini qui s'était caché dans sa cape refit son apparition dans un silence de mort.
La porte de sa chambre claqua si fort que les murs frissonnèrent eux aussi. Tandis qu'elle se débarrassait des vêtements qui lui pesaient, elle pouvait sentir sa peau la démanger. Nery s'arrêta net lorsqu'elle fut confrontée à son reflet dans l'immense miroir doré.
Avec intensité, elle fusilla son propre double avant de finir par s'approcher davantage. Comme si elle s'était fuie pendant des années, la jeune femme parut se regarder pour la première fois. Ses cheveux noirs étaient ternes, dépourvus de toute brillance, tandis que sa peau jouissait d'une pâleur cadavérique. Comme il l'avait souligné, elle frôlait à peine les deux mètres.
En moyenne, la taille, fierté des nobles et proportionnelle à la vitalité, survolait pour les plus faibles les deux mètres cinquante. À l'inverse, la majorité dansait autour des trois mètres. Ainsi, comme elle était parvenue à prouver sa force, on jugeait sur Kardia sa taille comme un autre de ses handicaps.
Son corps, quant à lui, se voyait parcouru de larges veines d'un violet presque noir. Avec un profond dégoût, Nery toisa aussitôt ses bras et ses mains ainsi striés et parut seulement remarquer à quel point elle était horrible.
Akini, sur la commode face à elle, feignait le sommeil pour éviter de l'importuner.
Avec une certaine frénésie irrégulière, ses cils se mirent à battre comme pour chasser cette vision d'horreur en vain. Tremblante, elle recula d'un pas, les yeux écarquillés. Perdu dans cet océan de misère, Nery sentit une vague impétueuse et brûlante la renverser.
Face à l'aura ténébreuse qui commençait à l'entourer, une tension palpable s'immisça dans la chambre. Les poings serrés, la mâchoire contractée, Nery toisa une dernière fois son reflet répugnant. Tel un fil tranchant, un silence fendit l'air. Destructeur, son regard se fit lorsqu'elle donna un coup dans le miroir.
Une fissure.
Une simple fissure.
Elle n'avait laissé qu'une simple fissure.
Horrifiée, elle vint attraper sa tête entre ses mains avant de s'effondrer sur son lit.
– Hélios, rumina-t-elle à voix haute, c'est de sa faute. Tout ça, c'est de sa faute. Il... il a osé me faire toutes ces stupides remarques sur ma taille et maintenant... je ne ressemble à rien... Je ne ressemble strictement à rien.
Recroquevillée dans un coin de son lit, elle répéta en boucle ces mots, le regard plongé dans le néant.
— Il m'a transformé... en monstre.
Face à ce spectacle qui s'éternisait, Akini que l'aura faisait souffrir vint la rejoindre. Sans lui apporter de jugement, ce dernier se frotta à son bras avant de monter sur son ventre nu.
« Nery, répéta-t-il plusieurs fois, Nery ? »
Comme si elle venait de revenir à la raison, la jeune femme sonda les environs, honteuse, avant de passer une main pour recoiffer ses cheveux.
« Je ne cherche pas à t'enfoncer davantage, entreprit-il avec précaution, mais vois-tu, Hélios n'y est pour rien. Nery, je suis désolé, mais ça fait plus d'un an que tu ressembles à ça. »
Face aux mots de son dynami, le cœur de la jeune femme s'arrêta de battre. Animée par un étrange sentiment de trahison, elle hocha la tête avec une fausse compréhension. Inexpressive, comme l'ombre d'elle-même, Nery se leva telle un spectre, après plusieurs minutes à fixer son draps, en continuant d'hocher la tête. Puis, sans un mot, elle avança vers sa salle d'eau.
Le chemin jusqu'à sa baignoire n'avait jamais paru aussi interminable.

The blood heiressOù les histoires vivent. Découvrez maintenant