Chapitre 10

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Sans grand enthousiasme, Nery griffonnait sur son cahier tandis que Sir Marius insistait sur l'importance de la visualisation. À travers le toit parabolique, quelques rayons de soleil venaient répandre leurs filets de lumières sur l'arène.
En même temps que ses camarades, la jeune femme descendit les quelques marches qui la séparaient des vestiaires. Toutefois, quand elle s'apprêta à passer la porte à son tour, son professeur poussa une exclamation hésitante. Curieuse, elle haussa un sourcil, mais il abandonna sa phrase avant même de l'avoir commencée. D'un geste de la main, il l'invita à continuer ce qu'elle était en train de faire.
Tandis qu'elle caressait le ventre soyeux d'Akini, les autres étudiants exhibaient leurs armes comme si leur honneur était en jeu.
— Qui vous a demandé de dégainer, s'agaça le professeur, une tasse fumante en main. Il n'y aura pas de combat aujourd'hui.
Face à l'incrédulité de ses élèves, il continua sans conviction.
— Aujourd'hui, je ne veux voir que la forme secondaire de votre dynami, autrement dit, rien de tranchant épineux ou volatil.
Malgré le râlement collectif qui suivit, sir Marius vint s'asseoir confortablement sur son fauteuil de bureau. Apparemment, ils ne semblaient être animés que par le combat.
Dans son coin, Nery adressa alors un regard interrogateur à la créature.
– On a déjà essayé le pinceau, la tasse, le stylo et la pelle. Qu'est-ce que tu voudrais être cette fois ?
« J'ai toujours voulu devenir une chèvre... répondit-il sur un ton nostalgique ».
Déjà excédé par cette deuxième heure, Nery se massa l'arête du nez avant de soulever la créature.
— Et plus sérieusement, ça donne quoi ?
« Laisse-moi réfléchir, une table basse ? »
– Et une autre idée aussi stupide ?
« Tu n'as qu'à réfléchir par toi-même au lieu de tricher. Pourquoi devrais-je faire ton travail ! »
Dépourvue d'idée conforme au règlement, la jeune femme jeta un œil aux travaux de ses autres camarades. Malheureusement, elle n'y trouva rien de signifiant.
Parmi les nobles, il existait trois degrés de fusion différents. Les dynamistes, par exemple, détenaient le niveau de fusion le plus faible. En effet, comme leur seconde âme n'était que partiellement soudée à leur corps, ils étaient en mesure de la détacher, donc de la matérialiser. Ensuite, grâce à la matière ambiante et à la puissance qu'elle renfermait, ils pouvaient transformer cette force en arme.
Les prostasias, quant à eux, voyaient leurs deux âmes à moitié fusionner. Ainsi, ils pouvaient contracter un certain caractère physique et assimiler leur force. À l'inverse, les fytos détenaient une fusion si poussée que leurs deux âmes ne formaient qu'une. Par ailleurs, ce degré de fusion était proportionnel à l'espèce assimilée. L'insecte était trop faible pour se confondre avec l'âme, alors que l'animal, de son côté, détenait une volonté trop forte pour s'abandonner entièrement à l'âme humaine. Comme il était dans sa nature d'être en harmonie avec la vie, la plante pouvait de ce fait fusionner sans soucis.
Si l'arme demeurait donc la forme primaire du dynami, rien n'empêchait au porteur de matérialiser autre chose. Néanmoins, afin de concentrer toute la force de sa deuxième âme dans une arme, un porteur devait s'entraîner pendant des années, en changer la forme restait tout aussi difficile. S'il existait déjà peu de dynamistes capables de matérialiser leur forme primaire, il en existait encore moins capables de maitriser plus d'une forme secondaire.

Après plusieurs minutes, Sir Marius passa d'élève en élève, notant sur son carnet diverses formes telles que des fourchettes, des flasques ou encore des brosses à cheveux. Quand vint son tour, Nery eut presque envie de s'excuser.
Akini s'enroula autour de son poignet, puis s'étira avant de se déployer en un magnifique parapluie. Noir comme la cendre, il avait davantage l'air d'une ombrelle cinq fois trois grande. En effet, son énorme parabole semblait absorber toute la lumière ambiante et plonger une partie du terrain dans l'obscurité. Bien accrochée à son manche en forme de canne à sucre, la jeune femme laissa son professeur lui offrir un hochement de tête approbateur. S'il parut surpris de voir encore une nouvelle forme, l'habitude ne le fit pas s'attarder davantage.
Ennuyé par le ridicule de son objet, Nery se dépêcha de faire revenir Akini avant de croiser le regard dédaigneux de Régina.
— Je te déteste, Akini.
« Et il déteste la pluie, non ? »
Comme trahi par le stratagème de la chenille, Nery fronça les sourcils, peu amusé. Face à son expression apparente, l'héritière en profita pour faire son entrée. Les bras croisés sous sa poitrine, la jeune femme dont les longs cheveux semblaient de plus en plus roses dévisagea sa camarade.
— Je peux me joindre à votre petite conversation, demanda-t-elle alors sur un ton victorieux.
Sans lui apporter quelque satisfaction, Nery jeta un regard interrogateur à Akini.
— Non, sans façon, conclut-elle en se redressant.
— En es-tu certaine ? Ta chenille m'avait pourtant l'air d'avoir plein de choses à dire.
Dépourvue de toute patience, elle leva les yeux aux ciels, profondément ennuyée.
– Fais-moi le plaisir d'abréger. Tu étais déjà au courant depuis longtemps, alors si tu as quelque chose à dire, hâte-toi donc.
Coupée dans sa tentative d'intimidation, Régina ferma ses lèvres roses avant de les rouvrir avec moins de confiance.
— Pour information, je n'étais pas au courant, je détenais juste quelques doutes, qui, par évidence, sont à présent confirmés.
— Bien, et que veux-tu maintenant, un tonnerre d'applaudissement ?
— Je m'en passerais. En revanche, je te propose un accord contre mon silence.
Selon Augustus et ses règles fondamentales, Nery ne devait jamais laisser à un adversaire l'impression de détenir un moyen de pression sur elle. Si elle n'était pas vraiment d'accord avec cette règle, dans le cas de Régina, il était préférable d'y obéir. Par chance, elle mourrait d'envie d'arracher le sourire satisfait du visage de sa camarade.
— Tu peux déjà oublier, lâcha-t-elle alors, Akini n'est ni un secret, ni un outil de chantage.
— Ils te prendraient pour une folle, c'est ce que tu veux ? Força tant bien que mal l'héritière.
– Mais n'est-ce pas déjà le cas, Régina ?
En guise de réponse, cette dernière essuya un cil invisible sur sa joue fraîche et redressa le menton. Si Nery prenait un malin plaisir à tourmenter Régina, elle semblait toutefois surprise par son enthousiasme inhabituel.
– C'est ton problème dans ce cas.
— Effectivement, retorqua Nery avec un sourire hypocrite.
Trépignante, Régina balaya la salle du regard comme si elle cherchait une solution miracle. Visiblement à court d'idées, elle toisa Nery une dernière fois, puis, avec une fausse sérénité, serra les pointes et finit par tourner les talons.
— Ma foi, si ça t'intéresse toujours, que dirais-tu de me révéler ce petit accord que tu as déjà sans doute préparé avec soin.
Aussi vite qu'une toupie, Régina se retourna aussitôt avant de vite réprimer son entrain. De cette manière, comme si elle n'attendait pas que ça, elle fit mine d'être désintéressée avant de hausser les épaules.
— Si tu insistes... j'aimerais le dossier de la maison Diamond&Chrysos que possède dame Xeryna.
Déstabilisé devant le prénom de sa mère, les pensées de Nery se bousculèrent telles un carillon sous l'orage. La jeune femme ne comprit pas tout de suite sa requête si bien qu'elle dut lui demander plus d'informations. Or, ce fut en vain puisqu'elle lui répondit d'un ton sec.
— J'en ai besoin, c'est tout.
Plus calmement, Nery reconsidéra les informations à sa portée avant d'établir un court résumé.
– Donc, si je comprends bien, tu me demandes de voler un document important au point de pouvoir supprimer ta maison, la première du classement qui plus est, mais tu ne veux pas me dire pourquoi.
— C'est sûr que dit comme ça... songea l'héritière soudain confuse.
Visiblement novice en matière de négociation, Régina dont le sang devenait aussi agité qu'une mer tourmentée se mit à grimacer.
— J'accepte, conclut Nery.
– Vraiment ? S'étonna Régina qui ne semblait même pas croire que sa requête puisse être acceptée.
— Oui, mais en échange, tu me dois une redevance. Il est possible qu'un jour je te demande un service que tu sois obligé d'accepter.
– Tant que tu ne me demandes rien d'irréalisable, j'accepte aussi.
Nery ne savait pas si c'était le besoin incontrôlable de se servir de sa camarade ou le rôle de sa mère qui la laissait pensive. Quoi qu'il en soit, Régina ne pouvait pas mieux tomber. Avec un peu de chance, elle pourrait peut-être en apprendre plus sur les mines.

Dans les couloirs de l'organisation, les nuisibles grouillaient de partout à tel point que Nery dut en bousculer quelques-uns. L'odeur du sang d'anomalie séché́ trahissait des retours de missions récentes.
Dans l'entrée principale, une atmosphère conviviale régnait. En effet, rires et conversations fusaient jusqu'au plafond en harmonie avec les chants de quelques musiciens. Un instant, Nery contempla la scène avec fierté. Tous drapés sous leurs capes noires, ne partageant qu'un but commun, les nuisibles fêtaient déjà le lancement des opérations. Au sein du papillon, fytos, dynamistes, prostasias et humains vivaient sans se soucier de leurs classes. Ainsi, sur le même pied d'égalité, ils offraient un aperçu de ce à quoi Patoma pourrait ressembler après leur bataille.
Nery était satisfaite d'avoir pu créer un tel environnement, dépourvue du besoin inutile de prouver sa valeur de noble, elle leur avait offert une véritable cause à défendre, l'égalité. Gentiment, elle refusa les coupes d'élixir qu'on lui proposait et accepta fièrement les applaudissements admiratifs. Pardoxalement, malgré ce bel idéal, elle était bien trop attaché au système de classe pour l'abandonner complètement.

Lorsqu'elle entra sans frapper dans le bureau d'Augustus, elle ne fut pas surprise de le trouver avachi sur son bureau. Stylo en main, il rédigeait quelques lignes sur son journal personnel.
— Woaw, tu as l'air de t'ennuyer à mourir, remarqua-t-elle en refermant la porte à clefs.
Comme s'il ne l'avait pas remarqué, le vieil homme eut un léger sursaut. Après avoir rapidement rangé son manuscrit, il se leva en guise de salutation.
— Que veux-tu, tout le monde fait la fête pendant que je suis enfermé ici tel un prisonnier. Qu'importe, tu n'es pas trop anxieuse ?
– C'est une vraie question, s'indigna Nery contrarié.
— Bien sûr que non, te connaissant, tu dois juste être excité à l'idée de tuer quelques nobles.
– C'est le cas de le dire, je trépigne d'impatience.
Amusé, Augustus se leva, enfila sa cape puis son masque avant de la guider vers la sortie.
Tels deux spectres, ils traversèrent ensemble bon nombre de couloirs et d'escaliers afin de rejoindre la salle la plus profonde de l'organisation. Éclairé par une pauvre bougie, les nuisibles présents dont les ombres s'élevaient dramatiquement sur les murs la saluèrent poliment. Dame Rose, accompagnée par deux de ses disciples, commença à déverrouiller une autre porte. Félix, présent lui aussi, lui adressa un clin d'œil auquel elle répondit par un sourire espiègle. Si elle avait de prime abord refusé sa venue, le jeune homme avait tant insisté qu'elle avait fini par accepter.
Trévor, le frère de Bellatrix et une escouade des membres les plus fidèles de l'organisation se tenaient prêts à partir. Évidemment, les nuisibles avaient vaguement été mis au courant de ce qui allait se passer ce soir. Si la plupart s'étaient montré favorable à l'opération, d'autres étaient restés plus réticents. Dans l'incapacité de prendre le risque de se faire repérer, Nery avait dût faire tuer ceux n'étant pas parvenus à changer d'avis même après son discours pour les convaincre.
– Chacun a-t-il sa dose ? demanda Nery en ajustant une dernière fois sa ceinture.
Face aux réponses positives, elle prit donc une grande inspiration et souleva la large porte qui les séparait des abysses de l'organisation. Tels des flots agités derrière un barrage, une vague de cris stridents déferla sur le petit groupe. Parfaitement alignés sur plus d'un kilomètre, des milliers de boites métalliques recouvraient l'étendu de terre. Agitées par d'importants soubresauts, les boites, ou plutôt les cages, tremblaient de fureur.
Nery, qui n'en espérait pas autant, sentit une sueur froide dans son dos. Sous le choc, elle demanda :
— Combien de cages y a-t-il au juste ?
– 1 067 et 5 bêtes par cage, répondit Trevor sur un ton ferme.
Amplement satisfaite, Nery esquissa un sourire lorsque son mentor lui posa une main fière sur l'épaule.
Même si elle avait demandé́ leur capture, elle restait surprise par la quantité obtenue en si peu de temps. Néanmoins, sa joie s'éteignit brusquement quand elle comprit que même après en avoir capturé 5335, leur nombre n'avait fait qu'augmenter sur les terres du continent. Si elle se demandait comment il était possible qu'elles se multiplient autant, Nery fut obligée de se concentrer sur leur mission.
Toujours excitée, elle tenta de garder son calme et ordonna qu'on lui en remonte une dizaine. Une fois ses mots prononcés, les nuisibles à ses côtés s'élancèrent tels des ombres dans la fosse. Une fois qu'ils eurent joint les cordes qui pendaient au plafond aux mousquetons, un sifflement résonna parmi les cages enragées avant qu'une lumière lointaine ne fende le plafond. Tiré par la force d'autres membres à l'extérieur, les cages se mirent à voler vers les cieux.
— Bien, conclut Nery à l'attention de Dame Rose et d'Augustus qui restaient à l'organisation. Vous savez quoi faire en cas d'imprévu.
Sans attendre leur réponse, la jeune femme plongea dans le vide avant d'atterrir sur une cage qui s'envolait. Chacun des nuisibles se laissait hisser sur une des cages agitées. Aux côtés de Félix, Nery admira la lune que dévoilait la brèche de lumière.
Une fois sur la terre ferme, elle salua les Prostasias qui les avaient fait monter et vint rejoindre une autre escouade de nuisibles à leurs côtés. Eux aussi prostasia et détenteurs d'un don de vitesse, ils se chargeraient de les escorter et d'abattre les anomalies sur leur chemin.
Avant d'entamer leur route, Nery rassembla tous les nuisibles qui l'épauleraient sur Kardia.
– Je le rappelle au cas où, comme nous sommes vendredi soir, les rues de Kardia seront animées à cause du festival. Vos points de lâchement ont déjà été camouflés normalement. Certains des nobles possèdent une vision nocturne et/ou très développée. Gardez toujours vos capes, même si l'effet de surprise joue en notre faveur, aucun risque ne doit être pris. L'elixir devrait brouiller leurs sens, mais des mouvements suspects pourraient quand même attirer l'attention. Ne les sous-estimez pas, leurs instincts de survie pourraient vous surprendre. Une dernière chose, vous n'avez pas le droit à l'erreur, toutes les futures opérations reposent sur celle-ci. Bien, rendez-vous dans trois heures.
Après plusieurs minutes, quand les cages furent chargées sur les chariots liés aux diligences, Nery vint rejoindre Félix dans l'une d'entre elles. Un à un, les véhicules se dispersèrent afin de rejoindre leurs trajectoires respectives. Les mains derrière la tête, le jeune homme observait les étoiles qui brillaient dans le vaste ciel.
— Tu m'as l'air bien trop heureux d'aller sur Kardia, fit remarquer Nery sur un ton désapprobateur.
— Tu te trompes, je suis juste heureux d'aller débarrasser le nouveau monde de ses vautours.
Silencieusement, Nery contempla ses yeux vert scintillant dans la nuit. Il était comme elle, rejeté par ce peuple prétentieux. Derrière toutes les belles paroles qui entouraient les opérations, Nery leur offrait juste à tout les deux une longue et délicieuse revanche. Si le jeune homme n'espérait que leur extermination, Nery ne désirait que leur domination. Avec plaisir, elle voulait les soumettre un par un et les voir ramper à ses pieds. Comme ça ne suffisait pas, les forcer à se mélanger aux populations qu'ils méprisaient le plus ne pouvait pas mieux la combler.
Kardia était partagé en deux niveaux, le bas Kardia et le haut Kardia. Évidemment, les nobles du haut demeuraient les plus cruels et corrompus. Ainsi, si elle avait pu sauver un grand nombre de nobles qui vivaient dans le bas, il ne restait sur Kardia plus une âme méritant la rédemption. Ce peuple perdu, c'était celui-ci qu'elle comptait faire souffrir.

The blood heiressOù les histoires vivent. Découvrez maintenant