Chapitre 4 : Le Poids de l'inconnu.

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Le troisième jour après la visite troublante de M. Hassan et M. Trahan, la ferme des Georges semblait engloutie par une atmosphère d'inquiétude qui s'était lentement insinuée dans chaque recoin, comme un brouillard automnal qui refuse de se dissiper. Les minutes s'écoulaient avec une pesanteur inhabituelle, transformant chaque tâche banale en un rappel constant de l'incertitude qui les assaillait. Ce lieu, autrefois empreint de paix et de simplicité, résonnait maintenant des échos d'une menace silencieuse et inconnue.

De la fenêtre de la cuisine, Maëlle observait les champs baignés par la lumière naissante. Le soleil, encore bas dans le ciel, projetait une lumière douce, dorée, sur les herbes qui dansaient au rythme d'une brise légère. Pourtant, cette scène, qui autrefois aurait calmé son esprit, lui paraissait aujourd'hui fausse, comme une peinture aux couleurs trop vives dissimulant un malaise profond. Chaque souffle de vent, chaque craquement de branche semblait souligner le fossé qui se creusait entre leur vie d'avant et cette nouvelle réalité qui les menaçait. Elle sentit un poids dans sa poitrine, une lourdeur qu'elle ne parvenait pas à chasser, comme si l'air même autour d'elle était devenu plus épais, plus difficile à respirer.

Dans la cour, Samuel, son grand-père, effectuait ses tâches matinales avec une rigueur habituelle. Lever avant l'aube, nourrir les animaux, vérifier les clôtures... Mais aujourd'hui, il y avait une lenteur inhabituelle dans ses mouvements, comme si chaque geste lui coûtait plus d'effort. Ses épaules semblaient plus courbées, son dos plus voûté sous le fardeau invisible qu'il portait depuis cette visite. Ses mains, toujours fermes et sûres, tremblaient légèrement alors qu'il serrait les outils dans ses doigts calleux. Ses yeux, jadis vifs et pénétrants, portaient maintenant le poids d'une réflexion constante, tourmentés par des pensées qu'il n'exprimait jamais à voix haute. Maëlle l'avait toujours vu comme un roc inébranlable, mais ce matin, il paraissait usé par des années qui semblaient soudain l'avoir rattrapé d'un coup.

À l'intérieur, Victoria, sa grand-mère, s'activait dans la cuisine. Ses gestes, habituellement méthodiques, étaient aujourd'hui empreints d'une urgence presque désespérée. Elle pétrissait la pâte avec une énergie nerveuse, chaque mouvement plus brusque que le précédent, comme si elle cherchait dans cette routine familière un réconfort qui lui échappait. Le bruit du rouleau à pâtisserie frappant la table résonnait dans la pièce, seul son audible dans le silence qui s'était installé dans la maison. L'odeur du pain frais, qui d'habitude réchauffait l'air, semblait ce matin flotter sans parvenir à chasser l'atmosphère oppressante.

Maëlle observait sa grand-mère d'un regard inquiet. Victoria, qui était toujours la voix de la raison, semblait aujourd'hui lutter pour garder un contrôle sur ses émotions. Maëlle pouvait presque voir la peur tapie derrière les gestes de Victoria, une peur qu'elle essayait de contenir, comme si pétrir la pâte pouvait éloigner les ombres qui planaient au-dessus d'eux. Mais rien n'y faisait. Le silence de la maison, d'habitude si apaisant, n'était plus qu'un écho douloureux de leur angoisse.

Soudain, un bruit habituel se fit entendre au loin, perçant le calme lourd de la matinée : le ronronnement d'une moto. Le facteur, sur son vieux deux-roues, arrivait plus tôt que d'ordinaire. Un sentiment de malaise envahit Maëlle. Pourquoi si tôt ? Les battements de son cœur s'accélérèrent malgré elle, alors qu'elle regardait la silhouette familière approcher lentement. De simples lettres, portées par un homme qui d'habitude apportait des factures et des nouvelles sans grande importance, avaient aujourd'hui pris la forme d'un présage.

Samuel, qui s'était redressé en entendant la moto, accéléra son pas, abandonnant l'outil qu'il tenait pour se diriger vers la boîte aux lettres. Maëlle le regarda se déplacer avec une raideur nouvelle, comme si l'idée même de ce courrier pesait sur ses épaules déjà alourdies par des jours de réflexion silencieuse. Il salua brièvement le facteur d'un signe de tête avant de prendre l'enveloppe tendue. L'épaisseur de cette dernière et son cachet officiel accentuèrent encore l'inquiétude qui flottait dans l'air. Même à distance, Maëlle sentit l'urgence contenue dans cet objet apparemment banal.

De retour dans la maison, Samuel ne prit même pas le temps d'ôter ses bottes. Il entra d'un pas lourd, et la simple vue de l'enveloppe dans ses mains fit se figer Victoria en plein milieu de sa tâche. Le silence qui suivit son entrée était presque palpable. La ferme toute entière semblait retenir son souffle. Maëlle sentit une tension monter en elle, un nœud se former dans son estomac alors que son grand-père se dirigeait lentement vers la table. Victoria s'approcha de lui, essuyant ses mains sur son tablier avec des gestes nerveux.

« Qu'est-ce que c'est, Samuel ? » demanda-t-elle, sa voix légèrement tremblante, brisant finalement le silence oppressant.

Sans répondre, Samuel s'assit lourdement, posant l'enveloppe devant lui. Ses mains, d'habitude si assurées, tremblaient légèrement alors qu'il déchirait le cachet. Le bruit du papier se déchirant résonna comme un coup de tonnerre dans la pièce, amplifiant l'anxiété latente. Tous les regards étaient rivés sur lui, comme si chaque membre de la famille retenait son souffle, attendant que le couperet tombe.

Il lut en silence, ses yeux parcourant lentement les lignes, ses sourcils se fronçant de plus en plus à mesure qu'il progressait. Le poids des mots semblait se graver sur son visage déjà marqué par les ans, chaque phrase accentuant l'expression de gravité qui se dessinait sur ses traits. Enfin, après ce qui sembla être une éternité, il prit une profonde inspiration avant de parler.

« Nous sommes convoqués à Paris. Toute la famille doit se rendre à la capitale pour rencontrer un avocat représentant les intérêts de M. Ben Ali. Ils disent que c'est urgent, que cela ne peut pas attendre. »

Le silence qui suivit fut plus lourd encore que celui qui avait précédé. Les mots de Samuel résonnèrent dans l'air, s'imprimant dans les esprits de chacun comme un verdict. Maëlle sentit une sueur froide glisser le long de sa colonne vertébrale. Son cœur battait à tout rompre. Paris ? Pourquoi ? Pourquoi eux ? Ses pensées tournaient en boucle, tentant de trouver un sens à cette convocation soudaine, mais tout cela lui échappait.

Marie, qui se tenait près de la porte, posa lentement un bol de lait sur la table, ses mains crispées autour de l'objet, comme si elle cherchait à se raccrocher à quelque chose de tangible dans cette situation irréelle. Sacha, assis près de la fenêtre, fixa obstinément l'horizon, évitant le regard de ses proches, comme s'il espérait que le monde extérieur lui offre une réponse que cette pièce ne pouvait lui donner. Daniel, lui, se passa nerveusement la main dans les cheveux, un geste répété, presque compulsif, témoignant de son agitation intérieure. Même le calme habituel de Nahïa semblait ébranlé. Elle ne bougea pas, ses yeux fixés sur un point invisible sur le sol, perdue dans ses pensées, cherchant peut-être à comprendre comment leur vie si simple avait pu basculer aussi vite.

Victoria, elle, ne bougea pas, mais ses traits s'étaient durcis. Elle s'assit près de Samuel, posant une main rassurante sur son bras. Sa voix, pourtant douce, tremblait légèrement lorsqu'elle prononça : « Qu'est-ce qu'on va faire, Samuel ? »

Samuel la fixa longuement, cherchant dans son regard le réconfort et la force qui lui faisaient défaut. « On doit y aller. On n'a pas le choix. C'est une convocation officielle. »

Les murmures se propagèrent parmi les autres membres de la famille, chacun exprimant ses inquiétudes. Maëlle sentit une vague de panique monter en elle. La ferme, leur cocon, leur refuge, allait devoir être abandonnée pour un voyage vers une ville qu'elle associait à tout ce qu'ils n'étaient pas. Elle ne pouvait s'empêcher de penser : Pourquoi nous ?.

Les heures suivantes passèrent dans un flou de préparatifs. Les valises furent rassemblées avec une précipitation silencieuse. Chaque geste était mécanique, chaque action une tentative maladroite de se préparer à l'inconnu. Lorsque la nuit tomba, la ferme, habituellement si vivante, sombra dans un silence encore plus oppressant. Demain, tout allait changer.

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