Merci d'être avec moi

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Il y a beaucoup de bruit dans la petite salle où je me trouve.
Située à peu près entre le deuxième et le troisième sous sol du repaire, elle communique avec une rivière souterraine, qui se déverse en contrebas. On y accède très facilement via une petite pente de roche rouge.
Un peu au dessus de là où je me trouve, il y a une sorte de terrasse octogonale en bois sombre, pour avoir une vue d'ensemble de la salle quand on en a besoin pour de la logistique.
Actuellement, elle ne sert à rien, puisque les deux Yigas m'accompagnant et moi même ne somme absolument pas ici pour ranger, réparer ou prévoir quoi que ce soit.
Je me suis assise il doit y avoir une heure dans un petit renfoncement dans la pente, et je n'ai plus bougé.
Mes yeux en revanche, si. Ils passent leur temps à voler d'un côté à l'autre de la salle pour vérifier qu'aucun des gamins que nous surveillons n'ait disparu.
Inconsciemment, ils s'attardent néanmoins plus sur Tael - Taya étant suffisamment grande pour se débrouiller seule. Mais Tael est plus jeune, et il ne sait pas très bien nager.
Après, je peux parler, je ne suis pas un modèle non plus.

Le problème avec moi, c'est que dès qu'une tête passe sous l'eau, je suis prête à bondir si elle ne paraît pas de nouveau à la surface une seconde plus tard. Peut être un peu trop stressée pour un travail de surveillance...

Une main gantée attrape doucement celle que j'avais écrasée sur ma joue (même si l'inverse serait plus exact).
Je me redresse et sourit. Sans un mot, je pose ma tête sur son épaule.

Avec tous les échos des cris des gamins, je ne l'ai pas entendu arriver...

Il se met simplement à surveiller les enfants avec moi.
Je ne dirai pas qu'on commence un peu à avoir l'habitude, car on ne s'occupe généralement que de Taya et Tael, mais Suppa est déjà plus habitué que moi. Et surtout, moins stressé...

- Je ne suis même pas sûre de pouvoir aider les enfants si l'un d'entre eux a un souci... Je ne sais quasiment pas nager. Soufflé je.

- Je pourrais t'apprendre. Et si on allait au Lac Hylia ?

Automatiquement, mon regard glisse de son masque aux deux enfants complètement opposés et pourtant frère et sœur.
Ils ont l'air de bien s'amuser... Je ne voudrais pas les déranger alors qu'ils sourient enfin...

Suppa me détrompe.
Il se penche et me dit à l'oreille, comme s'il me confiait un secret :

- Non, tous les deux.

**********

Après avoir demandé au Grand Kohga la permission de nous absenter - qu'il nous a d'ailleurs donnée avec une joie ma foi excessive - nous nous sommes rendus, déguisés cela va de soi, au Relais le plus proche pour emprunter un cheval.

Il n'y a qu'à Line à qui j'ai confié que je ne pouvais plus me téléporter. J'ai bien peur que plus personne ne compte sur moi si cela venait à se savoir... Je peux très bien me débrouiller sans de toute façon.

Nous avons galopé tout le reste matinée, en passant par le pont de Digdo (où Line s'est donné à cœur joie de nous débarrasser de l'Hinox), avons changé de chevaux au Relais de la Plaine car nous les avions épuisés durant ce combat, pour atteindre le Viaduc d'Hylia en longeant pendant très longtemps le Plateau du Prélude.

Line s'est demandé comment accéder à celui ci, et nous avons peut être trouvé un élément de réponse.
Un trou semble avoir été bouché par de très grosses pierres et de la terre, et quand nous avons regardé son emplacement sur la carte, il donnait sur un petit étang contre les remparts. Avec un peu de chance, en trouvant comment déplacer les rochers, peut être que nous pourrions explorer le Plateau...

Ce sera pour une autre fois.

Line a catégoriquement refusé de passer par le Viaduc. J'ai préféré ne pas insister. Nous avons essayé de trouver un autre chemin, et avons fini par en dénicher un à flanc de colline, allant se jeter dans le lac.
L'endroit est ensoleillé, et l'eau est claire.

Ma mission du jour : apprendre à Line à nager. Et je sens que ça ne va pas être une mince affaire...

**********

J'enlève la perruque ridicule que je portais et me gratte instantanément le cuir chevelu.
Je décolle aussi la minuscule amulette que j'ai collé que ma boucle d'oreille, et reprends avec plaisir mon apparence habituelle.
Enfin, habituelle... Je ne sais même plus laquelle est habituelle de laquelle ne l'est pas. Techniquement, maintenant, l'habituelle est devenue inhabituelle puisque je suis quasiment tout le temps avec ma peau violette. Donc... actuellement, je suis plutôt inhabituelle. Elle est beige quoi.
Bref. C'est pas trop le moment de chipoter sur les expressions.

- Je te préfère comme ça, me déclare Suppa, un sourire dans la voix, sans préciser s'il s'agit de l'absence de déguisement ou de mon apparence Hylienne.

Lui n'a qu'à claquer des doigts pour redevenir lui même.

Je descends avec précautions la petite pente moussue jusqu'aux rives du Lac, et m'accroupis pour mettre la main dans l'eau. Je frissonne. Brrr... elle est froide...

- Comment est-elle ? Me demande Suppa.

- Glacée.

- Quel dommage.

Et il me pousse dans l'eau.

Je me mets à battre des bras comme un oiseau affolé... avant de réaliser que j'ai pied.

- Je ne me suis même pas changée ! Comment veux tu que ça ait le temps de sécher ? Déclaré je en riant.

Un sourire en coin, il me dit qu'on trouvera bien un moyen, enlève rapidement sa tunique et ses bottes, puis me rejoint dans l'eau.
Je vois qu'il se hérisse en entrant.

- Effectivement, elle est fraîche. Ça va vite passer, déclare t il en haussant les épaules.

Vas-y, joue les gros durs... Tu es aussi frileux que moi.

Tant bien que mal, j'enlève à mon tour mes bottes même si ça ne sert plus à grand chose, et ma tunique. En revanche, je garde le haut blanc cintré en lin que je portais dessous.
Pour unique habit, Suppa a le même pantalon beige que moi, un pantalon Hylien tout ce qu'il y a de plus classique.

Le problème avec, c'est qu'une fois détrempé, il devient vite lourd, et fait perdre en mobilité. Que ne donnerais je pas pour être une Zora à cet instant... Je suis sûre que je n'aurais plus peur de l'eau au point de ne pas pouvoir m'éloigner de la berge, même de quelques mètres.
Je jette inconsciemment un coup d'œil au Viaduc, puis à une berge opposée à la notre.

Suppa capte mon regard, mais ne dit rien. Il me prend les mains, et marche à reculons pour nous éloigner un peu du bord.
À chaque nouveau pas que nous faisons, j'ai un peu plus de mal à déglutir.
J'essaie de me concentrer sur l'éclat aveuglant des cheveux de Suppa au soleil, mais n'y parviens pas.

Je n'y arriverai pas... Je ne peux pas aller dans l'eau, je suis sûre de me noyer à nouveau... Et je ne veux pas revivre ça...
Alors que je commence à regarder autour de moi avec des yeux de plus en plus affolés, Suppa pose ses mains sur mes joues et me fais relever le regard vers lui.
Il voit la peur dans mes yeux.
Je dois avoir l'air idiote. Ce n'est que de l'eau.
Mais je reprends conscience de qui se trouve en face de moi. Jamais il ne se moquera de moi, jamais je n'aurai besoin de lui cacher quoi que ce soit.

- Je... Je ne peux pas. Je ne peux pas aller plus... plus loin.

Immergée jusqu'au dessus de la taille, je sens que le moindre mouvement d'eau m'entraine. Ça me fait peur. Je ne veux pas n'être qu'une poupée de chiffon à la merci des vagues.

- Tu vas avoir besoin de me faire confiance. Si tu ne me fais pas confiance, on n'y arrivera pas. Je te promets que si tu es en difficulté, si tu fatigues ou si tu as un problème je te ramène sur la berge. D'accord ?

Hésitante, je hoche la tête.
À peine quelques mètres plus loin, le fond n'est plus visible.

- Est ce que tu connais les mouvements de base ?

- Je les connaissais, oui. Réponds je d'une voix étranglée.

J'ai l'impression que les galets roulent sous mes pieds pour mieux m'entraîner jusqu'aux profondeurs du lac.

- Bien. On essaie d'aller jusque là-bas alors ?

Le là-bas en question est un rocher gris dépassant un peu de la surface de l'eau.
Suppa le rejoint en même pas cinq brasses, mais moi...
Je reste tétanisée. L'idée de décoller mes pieds du sol me semble insoutenable. Pire : ça m'est impossible.
Ce n'est pas que je ne veux pas.Mon corps réagit tout seul quand je me retrouve dans l'eau : si j'essaie de nager, je me mets à paniquer et revient à la verticale.
Je ne peux pas.

Je ne veux plus ressentir cette sensation de brûlure et d'impuissance quand l'eau se montre plus forte que nous. Et ce fait est tellement ancré en moi que mon corps réagit sans que j'ai à penser.

L'eau n'a pas toujours été l'une de mes plus grandes peurs. Fut un temps, je n'avais pas de problème avec elle. Elle était là, moi aussi, point.

Mais après la mort de mon Maître, elle est devenue mon malheur. J'en manquais parce que personne ne se souciait de savoir si je me nourrissais correctement, et ça s'est accentué avec la mort de ma mère. Les rares moments où j'en recevais relevaient tout de même du supplice : ces jours terribles où sans raison il passait de l'indifférence à la haine, m'obligeait à renfort d'eau glacée à sortir de mes draps pour aller effectuer telle ou telle corvée. Puis l'indifférence revenait.
Alors je me noyais dans mes pensées. Et je pèse mes mots. Les milliers d'idées, de phrases et de mots décousus qui me traversent l'esprit à chaque instant ne sont qu'une masse mouvante et informe dans laquelle je me perds très souvent.
Puis je me suis noyée pour de bon. Et ça a été la fin pour moi de cet accord tacite que l'eau et moi avions : nous existions, mais n'avions rien à voir l'une avec l'autre, nous faisions simplement parti de même monde.


Mais tout ça, je ne peux pas le dire, et je ne peux pas passer outre. Peut être à demi-mots pourrais je l'avouer, mais le problème ne serait pas résolu pour autant.
Je croise les bras, les mains sur les épaules, et secoue vivement la tête. Je ne peux pas. C'est au dessus de mes forces. Si j'essaie de nager, je coule.

- Line. Line ! Calme toi. Je suis là. Il ne t'arrivera rien.

Comment a t il pu me rejoindre aussi vite ?

Je lui fais confiance, mais je ne suis pas pour autant convaincue.

Il soupire.

- Ne bouge pas, ajoute t il.

Sur mes gardes, je lui obéis.
Je manque de crier quand il effleure du doigt la ligne partant du milieu de mon cou à l'épaule.

- Ça fait mal, je me trompe ? Essaie de plier ton cou vers la droite, de façon à ce que ton oreille touche ton épaule.

- Je ne peux pas.

- Tu n'as que cette expression à la bouche depuis tout à l'heure... Essaie au moins. Je veux vérifier quelque chose. me dit il.

Il place ses mains de part et d'autre de mon cou, et je lui obéis. Comme prévu, mon cou est incapable de dépasser les 45 degrés d'inclinaison.

- C'est bien ce qu'il me semblait. Déclare t il doucement. Tu as le cou complètement bloqué, et ça te descend jusque dans le dos. Tu es beaucoup trop tendue, et ça te paralyse de là...

Il pose son doigt dans mon cou.

- ... à là.

Il le décale jusqu'au bas de mon dos. Je frissonne.

- C'est pour ça que tu n'arrives pas à nager. Ta peur de l'eau couplée à ton blocage t'en empêchent.

Je ne lui ai rien dit par rapport au fait que j'ai peur de l'eau...
Mais bon, en même temps, je dois avoir tellement l'air d'une abrutie depuis tout à l'heure à faire l'effarouchée dès qu'une petite vaguelette perturbe la surface de l'eau...

- J'ai peur de me faire entraîner par le courant, couler ou quoi que ce soit dans ce genre. Il faut que j'arrive à passer outre, mais je n'y arrive pas, confié je.

Il ne dit rien.
...
Moi aussi j'aimerai pouvoir apprécier le contact de l'onde sur ma peau. Moi aussi j'aimerai pouvoir explorer l'île en face de nous par exemple.
Mais j'en suis réduite à redouter les ondulations de la lumière sur la surface huileuse du Lac. À avoir peur de ce qui m'est pourtant vital.

Soudain, Suppa enroule doucement ses bras autour de moi et me serre contre lui.

- Je peux te montrer que tu n'as rien à craindre, si tu veux. Je te promets que je ne te lâcherai pas.

Tout dépend de ce qu'il va le proposer... mais je suis prête à essayer.

- D'accord.

Il passe un bras sous ma nuque, et prenant ma main dans la sienne, puis l'autre sous mes genoux. Il me soulève sans peine.
Je blêmis en sentant que je ne touche plus du tout le sol. Alors qu'inconsciemment je commence à me débattre pour rester à la surface, Suppa essaie de me rassurer.

- Je te tiens. Détends toi.

Il dépose un baiser sur mon front, et je sens ses longues mèches trempées effleurer mon visage.

- Shhh... laisse toi porter par le courant. N'ai pas peur de mettre la tête dans l'eau, tu ne passeras pas sous la surface. Je te tiens.

Tu te moques de moi ?! Comment veux tu que je sois calme ?!

Je souffle un bon coup, puis essaie de me raisonner.

Avec réticence au début, je finis par arriver à me détendre, à laisser l'eau me maintenir presque seule à la surface.
Je plisse les yeux quand ils rencontrent le ciel d'un bleu éclatant. C'est beaucoup trop lumineux pour moi.
Peu à peu, je parviens à me laisser aller.
Mes cheveux me chatouillent quand de temps en temps le courant les ramènent vers mon visage. Le soleil caresse doucement ma peau, et je ressens sa chaleur sans pourtant avoir trop chaud.
Mais ce qui me permet surtout de m'en remettre aux forces que je redoute, c'est savoir que Suppa m'a assuré qu'il ne me lâcherai pas.
Peut être en effet que je suis à présent ce que je ne voulais pas être : une poupée de chiffon à la merci du courant.
Mais tant que la poupée en question est entre les mains de celui en qui elle a une confiance absolue, alors la poupée imparfaite n'a pas peur.

J'arrive peu à peu à calmer mon cœur, et à faire reprendre à ma respiration un rythme régulier.
Je parviens même à entendre le chant ténu des oiseaux au loin, que je ne distinguais pas à cause de mon affolement.

La sensation de flottement devient apaisante. Je m'amuse à calquer ma respiration sur le mouvement de l'eau.

- Pourquoi as tu si peur ? Murmure Suppa, que je distingue plus que je ne vois à cause de contre-jour.

J'ai le sentiment que l'eau fait effet ventouse sur mes bras quand je les extirpe de la masse aqueuse autour de moi pour enlacer mon "Général".
Je cale ma tête dans le creux de son coude, comme un bébé. Je me fiche de ce que quiconque pourrait penser de nous s'il nous voyait à cet instant. Je suis plus câline qu'il n'y paraît.

- Je me suis... On m'a un jour... noyée ici. C'est à partir de ce moment là que j'ai commencé à réaliser que j'étais une anomalie. Je suis sûre et certaine d'être morte ici, en tombant du Viaduc, poussée par mon frère, il y a plus de dix ans. Dis je d'une traite.

Je me mords la lèvre. Me rappeler ce souvenir n'est jamais évident, ni joyeux d'ailleurs. Mais maintenant, je n'ai aucune barrière qui m'empêche d'en parler.

- J'ai peur de l'eau depuis que je sais à quel point elle peut faire mal, à quel point elle est puissante. J'ai peur d'elle depuis que j'ai constaté dans quel état je suis ressortie de l'eau. Couleur vert-de-gris, les yeux et les poumons brûlés, l'impression que mon crâne allait exploser.

Suppa se met à marcher lentement. J'ai vraiment l'impression de flotter, même s'il me tient, et cette sensation me plait plus que je ne l'aurais pensé.
Après un long silence, il rebondit sur mes mots.

- Je ne pourrai jamais imaginer ce que tu as vécu. Ça a dû être horrible. Mais pour autant, ça ne doit pas t'empêcher de vivre. Tu as un passé, mais tu as aussi un futur, ne l'oublie pas. Et ce futur tu ne peux le construire que sur le présent. Alors avance. Enterre tes douleurs passées comme on enterre nos morts. Il ne faut pas les laisser tomber dans l'oubli mais les garder en mémoire. Trouver comment aller de l'avant quoi qu'il arrive.

Après une courte pose, il cloue son regard dans le mien, pourtant avec une tendresse et une douleur infinie.

- Je te l'ai certainement déjà dit, et je continuerai à te le dire autant de fois qu'il le faudra pour que ça devienne vrai à tes yeux: maintenant que tu es avec les Yigas, que tu es avec moi (il l'ajoute comme s'il se corrigeait, sa voix devenant momentanément plus traînante et douce), plus rien de ce qui t'a détruite par le passé ne t'arrivera.

Il me fait repasser précautionneusement de l'horizontale à la verticale, mais me porte pour que mon visage soit au niveau du sien.
Nous sommes si proches que je sens son souffle caresser ma joue et nos front s'effleurer.

**********

- Je te dirai autant de fois que tu le voudras les mots que tu n'as jamais eu, tant que cela te permets de te sentir mieux.

Je vois dans son regard la douleur fantôme de ce qu'elle a traversé. Je vois sa reconnaissance aussi.
Je serai toujours là pour elle, je me l'étais juré.
Je veux lui dire ce que j'ai sur le cœur, mais je ne peux pas. Je m'y refuse. Ce n'est pas le moment.
Elle ferme les yeux.

- Merci Suppa, me murmure t elle. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi depuis que je t'ai rencontré. Merci d'être avec moi.


Chroniques d'Hyrule : 1. Haine, Rancœur et VengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant