De retour

19 3 1
                                    

Je somnole. Il ne faut pas que je m'endorme...

Trois jours que la Bataille de la Citadelle s'est soldée par un échec, et trois jours sans le moindre signe de vie de Suppa.
Kohga et moi le veillons à tour de rôle, même si les "tours de garde", pour ressortir mon jargon militaire plus frais que ce que je ne l'aurais voulu, ne sont pas très équitables : Kohga est là uniquement quand il a besoin d'enlever le masque du Suppa, pour lui faire avaler quelque chose, ou pour vérifier son état.
Pendant ce temps, je vais piquer un truc à grignoter au réfectoire, pour finir par le laisser de côté parce que j'ai le ventre trop noué pour manger.

Le poison a été évacué de son sang, ça, l'infirmière en Chef me l'a assuré. En revanche, il lui faut beaucoup de repos, et c'est pour ça que son corps l'a mis en mode "veille", pour que tous les tissus endommagés puissent être renouvelés. Il gardera une cicatrice plutôt conséquente sur le bras, là où le poison a commencé à l'attaquer en premier, parce qu'il a fallu découper un morceau de peau.

Je frissonne en y repensant. J'ai vu pire, mais que ce soit Suppa qui subisse ça...
Je n'ai pas envie que... que... mon... ami, soit obligé de subir ça.
...
Oui ! Mon ami ! Et puis merde, après plus d'un an et demi, on s'est rapprochés, et moi qui ne comprenait même pas ce qu'amitié voulait dire, j'ai un ami ! Voilà !

Je me donne une claque de rage, aussi bien à cause de mes pensées que de mon incompétence à rester réveillée plus de trois jours de suite. C'est pourtant pas insurmontable !

Un ami.
J'ai un ami.
Sur qui je pense pouvoir compter, avec qui il n'y a pas de tabou - en tout cas, du moment que ça ne touche pas mon passé. Bon, ça fait beaucoup de tabou en fait... Mais moins que quand j'étais à la Citadelle, où mes seuls mots d'ordres étaient "tais toi".
Un ami qui a failli mourir à cause de moi parce que j'ai pas été fichue de l'aider quand il y avait besoin.

L'Infirmière en Chef, alias Yuko, m'a assuré qu'en éliminant la source du poison je lui avais sauvé la vie, mais ça ne suffit pas ! Tout ça aurait pu être évité...

Je me lève de la chaise en bois sombre sur laquelle je commence à m'endormir depuis un bon bout de temps. Si je reste comme ça, je vais finir par vraiment piquer du nez.
Je fais quelque pas en secouant la tête pour me remettre les idées au clair. Je réalise que mes cheveux n'ont pas vu une brosse depuis un bon bout de temps quand une mèche me passe devant les yeux... une chance qu'ils soient raides.

À part moi qui rumine dans mon coin, il y a quasiment la moitié de l'infirmerie qui est occupée, à cause des blessés de la bataille.
Des conversations que mes oreilles baladeuses ont entendues, j'ai fini par déduire que la fille qui courait d'un bout à l'autre de la salle rectangulaire était l'assistante de Yuko, et une ancienne camarade de classe de Suppa - en partant du principe qu'il est arrivé jeune dans le gang. Ça, j'en doute pas trop, à la manière dont il fait presque parti des meubles.

Malgré le monde présent dans l'infirmerie, on pourrait presque entendre les mouches voler. Le seul bruit qui masquerait celui de leur vol serait le crépitement des flammes dans les lanternes ou le grésillement d'une Arcane en fin de vie soutenant un lampion.

L'infirmerie est une pièce disons... particulière.
La porte à double battant qui en marque l'entrée prend les deux tiers du mur qui forme la largeur du rectangle de la salle. Non pas que ce dernier soit grand : les lits sont alignés de chaque côtés en rangs d'oignons faces à faces, pourtant on a à peine la place de circuler sans se faufiler dans l'allée principale.
À côté de chaque lit, il y a une table de chevet, avec une bougie, et à côté de chaque table de chevet, un peu décalée vers l'arrière, une, deux, voire trois chaises si elles ont été déplacées. Et derrière ces chaises, des séparations rideaux rouges allant parfaitement avec les tons sombres de la moquette par terre (oui oui, de la moquette, me demandez pas d'où ils la sortent).
Trois couleurs dominent dans l'infirmerie : le rouge pour les tissus, le chêne sombre pour le bois et l'orangé vacillant pour les lumières.
Et ces couleurs, toujours dans le même ordre, répétées à l'infini comme dans des miroirs disposés de façon à donner une profondeur indéfinissable à la salle. Si d'une tête de lit à l'autre il doit y avoir cinq mètres à tout casser, j'estime à peu près la distance d'une porte à celle d'en face à une cinquantaine de mètres, avec un lampion décoré de l'œil Yiga marquant tous les mètres accrochés à la poutre au dessus de l'allée principale.

Je finis par me rasseoir sur ma chaise, comprenant au regard de Kiko - l'assistante qui court partout - que je gêne le passage.
Elle passe en trombe la seconde d'après, des bandages ensanglantés et une bassine dans les bras. Apparemment, quelques-uns sont plutôt mal en point...

Je me mets à fixer obstinément le masque de Suppa. Si à défaut de le réveiller je parviens à rester sur mes gardes, ce serait déjà pas mal.

La matinée qui suit est longue. Très longue. Je n'ai qu'une envie : dormir, mais je fais en sorte de garder les yeux ouverts, au point presque de ne pas cligner sinon mes paupières restent collées.

Vers midi environ, un peu avant l'heure où tout le monde va manger au réfectoire, la porte s'ouvre dans un grincement étouffé et la silhouette bedonnante de Kohga fait son entrée.
Il referme doucement la porte pour ne pas déranger, puis me rejoint d'un pas dandinant.

- Toujours rien ? Me demande t il a voix basse.

Je secoue la tête en signe de négation.
Quand l'Infirmière en Chef passe dans l'allée, Kohga l'interpelle. Vérification chaque demi journée de son état, donc il va falloir que je débarrasse le plancher le temps qu'ils lui enlèvent son masque.

- Gamine.

Je mets quelques secondes avant de comprendre qu'il s'adresse à moi.

- Ne te fais pas de nœuds au cerveau pour rien. Suppa est robuste, c'est pas un petit poison de rien du tout qui le fera manger les pissenlits par la racine.

Puis pointant de son index bagué mes cernes :

- Tu devrais te reposer un peu. Les demi-sommeils ne sont pas réparateurs.

Si seulement il savait... pas de demi sommeil avec moi. Pas de sommeil du tout. Je sais qu'au bout d'un certain temps je finis par en pâtir, car ça impacte mon moral et ma santé, mais je m'en sors bien face à ceux qui sont obligés de dormir sinon ils meurent alors que comme moi, leurs journées ne font que vingt quatre heures.

- Une fois que je serai sûre que le danger est écarté, autrement dit quand il se réveillera, alors peut être que j'y songerais. Dis je d'une voix grinçante, montrant mon agacement.

Sociable ? Moi ? Toujours.

- Écoute un peu notre chef. Il est pas si bête que ça quand il veut bien.

- Tu ne m'aides pas, Yuko... rétorque Kohga sans se démonter, l'index toujours pointé dans ma direction, au point que ça en devient comique.

Ksss... ils ont que ça a faire, se chamailler, alors que Suppa n'est toujours pas tiré d'affaire.
Je réalise soudain que Yuko qui me semblait pourtant à l'autre bout de l'infirmerie est là, devant moi.
?
Je jette un coup d'œil là où il me semblait l'avoir vue. Elle y est toujours.

- Clone ? Demandé je.

- Clone. Répond elle.

Et apparemment pas qu'un puisqu'elle est représenté quatre fois dans la salle à quatre endroits différents. Je me surprends à repenser à mon impression de miroirs face à l'infirmerie.

Intéressant... une pure sang Sheikah...

J'avoue que je ne réfléchis pas tellement aux origines possibles des uns et des autres. Peut être que je devrais être un peu plus attentive...

Yuko est une Yiga très gentille, qui me semble malgré tout bien plus vieille dans son regard que dans son apparence. Je lui donne le même âge que Kohga, à quelque chose près, en âge physique, mais comme Yuko est Sheikah - je ne sais pas pour Kohga, le voir sans masque est plutôt rare - elle doit être bien plus vieille que ce que son apparence laisse présager. Elle a le regard vif de ceux qui sont habitués à réagir dans l'instant, rouge profond, et des cheveux blancs sans imperfections... mais complètement en bataille, jamais démêlés. Elle porte une boucle or en forme de serpent enroulée autour de son oreille gauche, et une cape jaune contrastant avec les tons rouges et noirs de son uniforme de sous-fifre en dessous. L'oeil Yiga est peint sur sa cape, en rouge, avec un symbole dans la pupille indiquant son poste d'Infirmière en Chef.
Elle a le teint sombre pour une Sheikah, et je trouve honnêtement que son côté un peu... sauvage, à part, lui donne un certain charme.

- Est ce que c'est normal qu'il mette tant de temps à se réveiller ?

- Il est robuste, comme l'a dit notre chef, mais pas autant que cette apparence laisse présager. Qu'il mette un peu de temps à récupérer est normal. Il ne devr...

Soudain, un bruit sourd coupe court à nos chuchotements, brisant soudainement le silence de l'infirmerie.
Par réflexe, je porte la main au petit cimeterre accroché à ma ceinture, dans mon dos, (bah oui, je ne peux pas non plus me trimballer mon épée tout le temps dans le repaire, donc je pallie à ce problème avec un cimeterre Gerudo tout ce qu'il y a de plus banal - si ce n'est les souvenirs qui lui sont associés) et le sors de moitié avant de comprendre la seconde d'après l'origine du bruit, et de rengainer.

Si le destin existait réellement, alors je pense qu'il apprécierait sa farce. On parle du retour de Suppa, première fois en trois jours, et pouf, il suffit qu'on le dise pour que ça se réalise...
Heu...
Suppa est passé d'allongé à assis. Le bruit sourd, c'était sa main qui avait glissé de l'appui de la table de chevet pour se cogner au sommier du lit.

- Suppa !!!

Qui de Kohga ou moi a crié ? Je ne sais pas. Mais en tout cas, on est deux : un abruti qui voulait crier mais qui s'est retenu à temps, et l'autre qui ne s'est pas gêné.
Je me jette sur Suppa, qui me rattrape juste à temps, en l'étranglant à moitié tant je le serre fort contre moi.

Enfin... il s'est réveillé... Il est sain et sauf...!
Je froisse le tissus de son uniforme dans ma main pour me forcer à retenir la larme qui menace de perler.

- Line ? Qu'est ce que... Où... Je suis à l'infirmerie ?

Je ne lui réponds pas. Le temps qu'il ne soit plus dans le pâté, il aura ses réponses tout seul.
Bon sang, qu'est ce que j'ai eu peur... Je savais qu'il s'en sortirait, mais le voir bien vivant devant moi, éveillé, ça me fait quelque chose.
J'aurai dû plus faire attention à ce qui pouvait lui arriver... Il aurait dû faire plus attention, lui aussi !
Je suis vraiment prête à blâmer Hyrule entière pour ce que Suppa a subi. Contre moi, contre les Hyruliens, contre Zelda, contre mon jumeau, même contre lui ! Mais surtout, plus que la colère, je ressens le soulagement.

- Tu me refais un coup pareil, et je te jure que... que... Je sais pas, je suis trop en colère...!

Il me serre contre lui, et me murmure des excuses, cet idiot. T'as pas compris que j'étais juste inquiète et que je ne t'en veux pas vraiment ?
Kohga, de l'autre côté du lit, tapote l'épaule de son bras droit.

- Content de te revoir parmi les vivants, gamin.


Chroniques d'Hyrule : 1. Haine, Rancœur et VengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant