14 - Sortie nocturne

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Hier, toute la bande profitait d'un après-midi cinéma, avec un invité non désiré. Pas sûr qu'Enzo ait autant apprécié l'ambiance que Sacha et moi... Ce soir rendez-vous avec Rémi, mon partenaire d'entraînement et surtout mon meilleur ami, avec en prime, si vous êtes sages, quelques révélations...

Allongée sur mon lit, dans le noir, je ressasse les évènements de la veille, sourire aux lèvres. Malgré la présence d'Enzo, j'ai raccompagné Sasha jusqu'à sa porte. Son frère fulminait mais telle était la promesse faite à leur Maman. Sa présence ne changeait rien à l'engagement que j'avais pris envers elle. Enzo. Un adversaire de taille et qui, pour m'éloigner de Sasha, ne me fera pas de cadeau. Que le meilleur gagne !

Mais ce soir, le besoin de me concentrer m'oblige à stopper mes divagations. En cours d'histoire, un SMS de Rémi, est venu perturber ma tranquillité. Le réveil aux chiffres luminescents, indique qu'il me reste encore un peu de temps. J'épie le moindre bruit dans la maison. Mon père et Panda loufoque dorment depuis longtemps, au rez-de-chaussée. Heureusement, ma chambre située en retrait, à l'arrière de la maison, offre la discrétion indispensable à mes escapades nocturne. M'esquiver en toute discrétion ne requiert qu'un pas léger et une certaine agilité. Une prudence élémentaire m'oblige à verrouiller ma porte. Suite des opérations : enjamber la fenêtre, traverser le toit de la véranda, descendre via le treillis comme s'il s'agissait d'une échelle, le tout dans une obscurité totale. Et m'échapper pour retrouver un monde très différent... un « moi » très différent, sauvage et libre. Une facette que je dissimule au quotidien.

Les chiens de garde de la maison d'à côté ne jappent pas. Ils reconnaissent mon odeur familière et gémissent de joie quand j'arrive. Je leur laisse l'accès à notre jardin ainsi, personne ne risque d'avoir l'idée saugrenue de passer par ma fenêtre sans risquer de se frotter au sourire de leurs crocs... Aucun danger pour mon père ou Œil de Morue, ces molosses racés les adorent et leur offrent les mêmes démonstrations d'affection. Je franchis une nouvelle clôture puis emprunte de petites rues, peu fréquentées à cette heure avancée. Emmitouflée dans un sweat large, une capuche profonde dissimule mes traits. Je ne suis qu'une silhouette anonyme, comme celle qui attend, patiemment, dans un renfoncement sombre et que je distingue à peine, mais dont je ressens d'instinct la présence.

Rémi. Il m'accueille d'une brève accolade avec un sourire affectueux. Nous sommes comme les deux faces d'une même pièce. Différents et complémentaires, à l'unisson comme les battements d'un même cœur. Rien de romantique dans cette relation. Aucune idée de ce genre ne nous a jamais effleuré l'esprit. Peut-être la raison pour laquelle, ni l'un ni l'autre, ne ressentons le besoin de trouver absolument « le »pour moi, « la » pour lui, partenaire « idéal(e) ». Nous formons une paire à notre manière, une équipe, respectée et crainte à la fois.

Après deux ans de reconstruction chez Théo, le cousin de mon père, j'ai retrouvé ma maison, ma chambre... mais pas ma vie d'avant. Le changement en moi ne le permettait plus. La nouvelle Agathe, avide d'indépendance et de liberté, ne pouvait se soumettre aux mêmes règles étriquées. Théo avait préparé le terrain. L'inscription au dojo, il l'avait suggérée à mon père. Un endroit que Théo avait lui-même beaucoup fréquenté dans sa jeunesse, autant la partie visible, que l'invisible... Ma venue annoncée pas ses soins, l'accueil chaleureux me replaçait dans l'atmosphère si particulière expérimentée dans la montagne.

Et ces sorties nocturnes ? Pendant des mois, après mon retour, je me suis obligée à donner le change et l'image d'un semblant de stabilité, de normalité. Avant tout pour rassurer mon père que l'anxiété dévorait de me voir replonger. Mais, la nécessité d'un espace de liberté me taraudait. Ces échappées nourrissaient le simple besoin de respirer, à l'air libre et de ne dépendre de personne. De courir, de ressentir l'énergie dégagée par le corps dans l'effort. Et les risques à se retrouver seule, au cœur de la nuit ? Là entre en jeu l'enseignement de Théo, affiné encore dans la partie non visible du Dojo. Un de ces arts anciens, que peu connaisse ou enseigne, parce que bien trop dangereux dans certaines mains sans conscience. Un art inaccessible aux esprits tordus et qu'il est encore nécessaire de dissimuler sous des techniques de combat plus classiques.

Le Black Swan. Rien à voir avec la danse classique et les petits rats de l'Opéra. Vous ne m'avez pas imaginée en tutu et pointes ? Si ? J'en pleure de rire, vraiment, non pitié, visualisez le massacre! Les ballerines aux pieds, taille quarante, très peu pour moi ! Et puis la grâce aérienne des danseuses, je crains que la nature ait échoué à me fournir les atouts indispensables : douceur, délicatesse, finesse. Bon, histoire de vous récompenser pour ce joyeux fou rire, je vais vous éclairer. Black Swan* l'appellation, en fait un jeu de mots qui dissimule la vraie signification : le signe noir et pas cygne...

Une technique de défense, précise et absolue. Un nom imprononçable dans le dialecte d'origine, une province reculée d'un grand pays asiatique. Selon le cas, une pression ou une frappe, appliquée sur des zones bien définies du corps et qui neutralise l'adversaire pour un temps plus ou moins long. Restera sur la peau, au point d'impact ou de contact, une tâche noire, de la taille d'une pièce de monnaie.

Enfin cette marque sombre, ça c'est pour les pratiquants qui maîtrisent. Avec Théo, j'ai passé un incroyable nombre d'heures à étudier des planches anatomiques, à comprendre le fonctionnement du corps humain. Pas étonnant qu'après, en cours de SVT**, je baille comme si je reprenais le rôle de la Belle au bois dormant. Il est vrai qu'avec les études faites avec Théo sur le sujet, le programme scolaire me parait très restreint.

La technique en question requiert donc une connaissance approfondie de l'anatomie humaine : muscles, nerfs, systèmes veineux et lymphatiques, mais aussi tous les organes et diverses glandes, sans oublier os et articulations... Encore un tour du Cousin Théo pour me faire bosser sans que je le réalise. Machiavel !  Après que ma condition physique ait répondu à ses incroyables exigences..., après qu'il m'ait martyrisée, obligée à courir par tous les temps et à me battre avec le très fameux TBB***, l'affreux gnome m'a annoncé sans sourciller, en me collant dans les mains un énorme livre d'anatomie :

- Maintenant, je vais t'apprendre comment te défendre ! Les hyènes n'oseront plus t'approcher !

Après toutes les attaques sournoises du fameux sac de frappe, il était grand temps. Les décollages intempestifs et les atterrissages tout en élégance, me lassaient et tallaient mon pauvre arrière-train. Il me devenait difficile de m'assoir sans grimacer. Là-dessus, j'ai grincé, pas très aimable :

- Comment ? En filant des coups de bouquin à tout ce qui bouge ? Je ne pense pas que ça leur fera rentrer le sujet dans le crâne pour tout ça...

J'ai ajouté avec perversité :

- Enfin, peut-être que si, en cognant juste sur le dessus de la tête. Je peux essayer sur toi pour voir ? Tu dis toujours que rien ne vaut la pratique...

Bien sûr, j'ai joint le geste à la parole et, avec ardeur, j'ai poursuivi un Théo hurlant « à l'assassin » autour de la grande table de cuisine. Morte de rire, Rona, plutôt que de venir à son secours, s'est empressée de filmer toute la scène ! Ce que nous avons pu nous éclater, toutes les deux, à visionner la chose sur la télévision, durant mon séjour. Sur écran large, l'effet est toujours aussi hilarant, autant que la première fois, avec ma victime en train de bouder et ronchonner sur son siège préféré, une poche de glace sur la tête. J'avais frappé comme une grosse brute, à deux reprises, parce que ma proie s'acharnait à esquiver mes tentatives. Aucune coopération chez cet adepte de la maxime :  "Courage, fuyons devant une Asperge déchaînée". Rona a fini par le prendre en pitié! Chez moi, la vengeance est un plat qui se mange...surgelé ! Mais, pas d'inquiétude, Théo possède une caboche en acier trempé, impossible à dégommer. N'importe qui d'autre, aurait terminé en étoile de mer sur le carrelage et expiré dans la minute...

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* Black swan : traduction Cygne Noir, mais en phonétique "signe" le fait aussi. Un jeu de mots, rien de bien élaboré, un clin d'oeil.

** SVT : pour les puristes Sciences et Vie de la Terre. Nous sommes bien d'accord SVT ne se résume pas à un cours d'anatomie. Seulement, décrire le contenu des matières abordées en SVT non seulement n'apporterait rien au récit et serait même complètement ennuyeux. Il faut savoir glisser sur les détails inutiles, pour qu'un texte reste distrayant, trop de précisions deviennent vite imbuvables. Après à chaque auteur de décrire avec discernement.

** TBB : The Boxing Bax, le fameux sac de frappe, adversaire hautement vicieux contre lequel Agathe a perdu ses premiers combats.

Les Tribulations d'AgatheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant