22 - Le coeur de Sasha

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Avant d'entrer dans la maison, je retire mes chaussures. Sasha, galant, me tient la porte. Son petit visage figé trahit une tension palpable, comme s'il s'apprêtait au pire.

Avec discrétion, j'examine le décor. Très forte curiosité de découvrir l'environnement de ce jeune homme. Le hall ouvre sur un couloir qui distribue les pièces et jouxte la montée d'escalier en bois blanc. L'ambiance claire est accueillante et chaleureuse à la fois.

- Viens, ma chambre est là-haut.

Invitation du bout des lèvres, mais difficile de lui en vouloir, ma nervosité vaut bien la sienne... Je déglutis. Je vais pénétrer dans son « royaume ». L'image d'une chambre, pourrie de figurines et de posters tendances, m'effleure et je grimace. Je grimpe à sa suite et il s'efface pour me laisser entrer. Interdite je bloque sur le seuil.

Rien de ce à quoi je pouvais m'attendre. Un pan de mur complet, dans la longueur, est couvert de livres. Sasha en possède des centaines, tous les genres et pas que des livres pour ado. Je découvre « L'Iliade et l'Odyssée » d'Homère, et posée sur son bureau « L'Enéïde » de Virgile... Des auteurs classiques, des Zola, Hugo, Chateaubriand, des auteurs plus récents, certains que je ne connais que de nom, à consonance russe parfois, réputés difficiles... Des auteurs modernes aussi, je repère Murakami... Et des collections moins surprenantes, la Série des Harry, qui a du beaucoup servir, Robin Hobb, tient une bonne place également. Ah ! J'aperçois des mangas ce qui me rassure un peu... Eberluée par toutes ses possessions, je questionne :

- Tu les as tous lus ?

Petit sourire en coin, que de charme et de mystère !

- Beaucoup plusieurs fois !

Sasha, une tête bien faite et bien pleine, mais il n'en laisse jamais rien paraître et sait s'offrir de petites récréations aussi. La série Fairy Tail en témoigne. Avec son année de retard, je pensais qu'il vivait sur ses acquis comme une certaine Asperge des neiges... jamais très motivée.

- Ceux là, pas encore.

Il désigne une pile, soigneuse, sur son bureau. Étrange, il dégage tout à coup une aura pleine de maturité que je ne lui ai jamais remarquée. Comme quoi vous avez beau aimer et côtoyer une personne, elle garde toujours des aspects secrets et mystérieux. Les titres et les auteurs me laissent perplexes. Je me sens petite, mais petite, genre « asperge ignare ». Tous les livres lus ces temps derniers m'ont été prêtés par Sasha. Et en début de semaine, il m'a refilé des titres un peu plus « travaillés », pour ne pas dire compliqués. Et bien sûr, je n'ai pas osé temporiser, du genre " :

- Je n'ai pas encore fini ceux que tu m'a prêté...

A croire qu'il relooke ma « culture ». Entre nous, elle en a bien besoin et je ne me défile pas, je lis tout ce qu'il me propose, même si parfois je plonge le nez dans un dictionnaire... Il ne m'a jamais laissé ressentir la moindre supériorité. Pourtant, il pourrait sans problème, car son intellect semble depuis longtemps beaucoup mieux nourri que le mien. Qu'est-ce qui a pu pousser Sasha à se réfugier dans la lecture. La passion je veux bien, mais autant d'ouvrages à son âge... Pas les mêmes mésaventures que moi quand même ? Non, jamais Enzo n'aurait laissé faire, l'avantage d'un grand frère prêt à sauter sur tout ce qui bouge, même sur une Agathe en mode teigne...

Mon regard navigue du bois de lit clair et ouvragé, à la couette au décor verdoyant. A terre, une natte chocolat protège le parquet. La fenêtre, large, laisse entrer des flots de lumière. Dans le mur, un placard entre-ouvert, et je devine les piles de linge et des vêtements sur les cintres. Tout semble très ordonné dans cette chambre, trop peut-être pour un jeune garçon... Quand je songe à la mienne, ce n'est pas demain la veille que je lui ferai découvrir mon « univers », trop de choses traînent dans les coins, s'empilent... Ségo n'a pas tort, un peu d'ordre ne saurait nuire.

- Les livres, c'est parce que je ne peux pas faire de sport de façon intensive, que la plupart des activités physiques avec des efforts trop soutenus me sont interdites, lâche Sasha lugubre, malheureusement se sont celles qui m'attirent le plus...

Ses yeux évitent les miens. Je me tiens à plus de deux mètres quand il me tourne le dos.

- Je ne t'ai rien dit parce qu'à toi, qui est très sportive, cela me gênait de devoir l'avouer.

Il a la gorge serrée et sa diction devient difficile.

- C'est pour ça que tu ne veux pas venir demain ?

Ma voix adoucie autant que possible, je regrette pourtant déjà ma question. Ses épaules s'affaissent. Puis soudain, je le vois qui attrape son tee-shirt et le retire pour le jeter en boule sur le lit. Sa silhouette, de dos, se dessine à contre-jour, fine, élégante... Les muscles à peine dessinés, l'ossature qui affleure sous la peau claire, laisseraient présager une allure plus massive dans l'avenir, comme Enzo.

- Non ce n'est pas pour ça, la natation m'est autorisée si je n'abuse pas, une des rares choses qui l'est d'ailleurs...

Le ton sinistre me glace. Soudain il me fait face, le visage grave, douloureux et les prunelles bien trop brillantes. Mon regard s'agrandit quand je découvre sur son torse... Une balafre spectaculaire barre sa cage thoracique sur la gauche, au niveau de cœur. Légèrement rosée, elle souligne la région cardiaque et rampe comme un serpent au milieu de la poitrine pour ensuite obliquer à gauche et se perdre sur le flanc.

- C'était il y a quatre ans. C'est un peu moins moche aujourd'hui... J'ai passé plus de semaines à l'hôpital ou en rééducation qu'à l'école cette année là et j'ai repiqué... C'était la seconde intervention, la première, j'avais deux ans.

Des longs cils sombres, les larmes gouttent puis débordent sur les joues tandis qu'il tente, désespéré, de retenir encore les sanglots bloqués dans sa gorge. Je franchis la distance qui nous sépare et je le prends dans mes bras. Nous demeurons ainsi enlacés, un très long moment. Réfugié contre mon épaule, il ne cherche pas à se décoller et j'en suis très satisfaite. Je murmure à son oreille.

- Tu ne voulais pas nous la montrer, c'est ça...

Il chuchote.

- Non, les autres ça me gêne moins, mais toi...

Je caresse les mèches un peu humides sur sa nuque.

- Idiot, tu croyais que ça pourrait changer quelque chose ? Tu aurais pu me faire un peu plus confiance ! C'est très rat de ta part ça!

Mon ton, pas très sévère, l'amuse, il rit un peu mais resserre son étreinte. J'ai au moins gagné ça, le rire... Je n'avouerai rien d'autre !

- Moi je m'en fiche, donc demain je viens te chercher, OK ?

Un coup léger frappé à la porte, elle s'ouvre soudain sur Enzo. Il examine la scène. D'un geste réflexe, je lève les bras comme s'il me menaçait d'une arme et déclare très sérieuse :

- Je n'ai rien fait que la morale réprouve !

- Encore heureux ! Rétorque le frangin hilare.

Il s'approche et lève le menton de Sasha qui ne m'a pas lâchée.

- T'as les yeux rouges le Chat ! Mais c'est bien, il fallait le dire à Agathe, tu ne pouvais pas passer ton temps à te demander comment elle allait le prendre. Tu devais lui faire confiance !

L'affection suinte dans chaque mot et quand il se penche pour embrasser son frère sur le front, j'en serais presque jalouse. Je ne vais pas la jouer à Sasha est à « moi » mais quand même. Et puis ce surnom « le chat »... trop mignon, je voudrais bien savoir d'où ça vient, quoique j'ai quelques idées. Enzo nous sourit.

- Je vous attends en bas, j'ai sorti de la glace, alors ne traînez pas ! Pas de câlins intempestifs, n'est-ce pas Agathe !

Une subite envie de lui enfouir le nez dans le gazon me taquine... Gare à toi la Chaussette !

Les Tribulations d'AgatheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant