Épilogue

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Comme je l'avais déjà fait tant de fois, j'ouvris la portière de la Chevrolet et me laissai glisser jusqu'au sol, jusqu'à ce que mes pieds fassent criser les gravillons de notre cour. Sauf que aujourd'hui, contrairement à mes anciennes habitudes, je ne me précipitai pas vers l'écurie pour aller voir mon cheval. De toute façon, ce dernier était encore de l'autre côté de l'Atlantique et devrait arriver d'ici deux jours. Aujourd'hui, je pris donc le temps d'observer ce qui m'entourait.

Le soleil de début d'après-midi tapait contre la grange et en faisait ressortir les couleurs vives. La porte ouverte laissait elle passer des effluves de foin frais venant me chatouiller les narines, ainsi que le bruit d'un doux hennissement. Une mèche de cheveux fauves vint alors me brouiller la vue, emportée par un petit coup de vent. Je la remis derrière mon oreille, et me tournai sur la droite. Face à moi se dressait ma fière bâtisse de pierre recouverte de lierre, dont l'immuabilité m'arracha un franc sourire. Embrassant l'écurie du regard, je fus heureuse de voir que rien n'avait changé depuis mon départ, quatre ans plus tôt.

Respirant à pleins poumons cet air français qui m'avait tant manqué, je me retournai vers la voiture et la contournai pour en sortir ma lourde valise et mon gros sac. Ainsi équipée, je me dirigeai difficilement vers la maison, ouvrant la porte du pied. L'intérieur lui aussi était resté tel que je l'avais laissé, je ne m'attardai donc pas trop sur ces détails pour traverser la pièce et gravir les escaliers jusqu'à l'étage supérieur. Une fois dans ma chambre, je fus tentée de m'allonger dans mon propre lit et de rester ainsi à fixer le plafond blanc, mais je me contentai d'y déposer mes bagages pour redescendre vers l'écurie. Mes affaires d'équitation et mon harnachement m'attendaient toujours dans la voiture, mais je préférai faire un petit tour parmi les boxes et leurs pensionnaires avant de les ranger.

Légèrement nostalgique de pénétrer dans ce lieu chargé de neuf années de souvenirs, j'aperçus deux têtes tout à fait reconnaissables: la grise de Freedom, et celle couleur crème de Sunshine, nos deux chevaux qui nous avaient accompagnées, ma mère et moi, depuis l'Amérique. Enfin autrefois il y eut Pepper également, mais aujourd'hui il manquait tristement à l'appel: il avait vécu une bonne vie bien remplie de poney heureux, laquelle s'était achevée sans souffrances un an auparavant, d'après les dires de ma mère. Le reste des têtes curieuses qui apparaissaient dans l'allée m'étaient inconnues, ce qui n'était pas étonnant après quatre ans d'absence.

En déambulant parmi les boxes, je tombai sur une silhouette masculine emplissant une brouette de fumier. Cela m'interpella car le nombre de garçon à l'écurie était généralement assez restreint, et je ne pensais pas que mon absence ait changé quoique ce soit à cette habitude. Ainsi, en retournant chercher mes affaires dans la Chevrolet, j'interrogeai ma mère à ce propos:

« J'ai vu un garçon curer les boxes, tu as embauché un palefrenier? Ce serait bien une première!

– En fait, ce jeune homme m'assiste dans les tâches d'écurie depuis ton départ pour payer la pension de sa jument, c'est un brave garçon qui vient travailler dès que ses études le lui permettent. »

Ce mode de fonctionnement n'était pas dans les habitudes de ma mère, cependant je ne fis pas de commentaire: il est vrai qu'autrefois, c'était mon rôle à moi de l'aider. Mais depuis que j'étais partie, cela n'avait pas dû être très évident pour elle. Gérer seule une écurie d'une vingtaine de pensionnaires n'était pas une tâche de tout repos, surtout pour une femme qui désormais, approchait de la cinquantaine. Je pris donc mes affaires équestres dans le coffre du véhicule, et m'engageai de nouveau vers la grange pour les déposer dans la sellerie.

En chemin, je croisai le jeune homme de tout à l'heure qui venait de vider sa brouette pleine, et pris alors le temps de l'observer en détail: ses pas étaient assurés tandis qu'il maniait la brouette, et celle-ci faisait ressortir les muscles de ses bras dévoilés par son t-shirt sans manche. Me dépassant d'une bonne tête, il avait une carrure assez forte (une carrure d'homme d'écurie), mais avait cependant des gestes déliés et délicats qui affinaient son portrait. Son visage, surmonté de cheveux bruns coupés courts, avait lui aussi ce mélange de force et de finesse qui était souligné par une barbe de trois jours, lui donnant une bonne vingtaine d'années. Malgré tous les étudiants que j'avais fréquentés dans mon école américaine, celui-ci se démarquait des autres en tous points.

Quand il m'aperçut, il s'arrêta pour me saluer d'un sourire qui creusa très légèrement une de ses joues et posa sa brouette. Après avoir essuyé ses mains contre son jeans délavé, il m'en présenta une que je saisis tandis que ses yeux ambrés me fixaient d'une manière déstabilisante. Ce garçon avait vraiment du charme, c'était une chose indéniable.

« Maud Coster je suppose? me lança-t-il d'un ton jovial. Enchanté, je suis Adrien. Adrien Skiper. »

À ces mots, ma respiration se bloqua et mes muscles, tétanisés, laissèrent tomber au sol la selle que je tenais sous le bras. Mon cœur s'affola dans ma poitrine et les souvenirs que je m'étais efforcée de sceller pendant ces quatre années me revinrent en mémoire, plus vifs que jamais.

« As... parvins-je à souffler. »

Son sourire s'agrandit, faisant clairement apparaître la fameuse fossette sur sa joue gauche. Il avait tellement changé que je ne l'avais pas reconnu mais désormais, il était évident que c'était bien lui, le garçon exceptionnel qui avait illuminé mes deux dernières années en France. Délicatement, il s'approcha de moi pour me prendre dans ses bras, alors que j'étais toujours sous le choc de sa réapparition. Jamais je n'aurai cru le revoir, je l'avais chassé définitivement de mon esprit en survolant l'Atlantique, et cependant...

Il était là, m'enveloppant de ses bras protecteurs comme autrefois, et me glissant à l'oreille:

« Bon retour à la maison, Maud. »



FIN.

[13 juillet 2015]

ChevauchéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant