Chapitre 2

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Allya

C'est lui. C'est le mec avachi dans le canapé du salon, avec son air détaché, ses lèvres qui s'étirent d'un sourire effrayant. Chez lui, ce qui me repousse, ce ne sont pas les rumeurs que j'ai entendu sur sa personne depuis ce matin. D'ailleurs, je n'en ai entendu aucune. Je note juste que personne ne m'a vraiment dit qui il était, et pourquoi il semblait avoir autant de prestance. C'est celui qui fume une clope, puis un join, puis une clope, puis de nouveau un join. C'est celui qui parmi tous les regards que je croise, trouvent toujours un moyen de trouver le mien et de le retenir jusqu'à ce qu'il décide de s'en détourner. C'est celui qui à chaque coups d'oeil, me dévore des yeux, sans aucun sourire. Il fait noir mais je peux sentir que mes joues sont rouges. Je remets ça sur la faute de la chaleur, tout en sachant très bien que ce n'est pas que ça. Mon cœur bat la chamade, et j'ignore pourquoi il refuse de ralentir quand à chaque fois que Melvin se redresse, il accélère comme s'il avait peur de le voir disparaître dans la foule. 

Mon corps est immobile, je suis coincée entre deux personnes : Dean, puis un autre lycéen que je ne connais pas. Mais mon corps est immobile, parce que j'ai la sensation de ne pas avoir le droit de bouger, comme si Melvin contrôlait chacun de mes gestes. C'est une sensation affreuse et perturbante que d'avoir l'impression d'être dépendante d'un autre. Depuis que je l'ai vu, je suis comme un pantin, qui a les mains, les pieds et tout le restant de mon corps reliés à des fils invisibles. Et chaque fois que nos regards s'attardent l'un sur l'autre, le temps semble s'arrêter, en suspens, seulement le temps de quelques secondes semblables à toute une éternité. Ses yeux sombres et profonds qui me fixent ne trahissent pas la moindre émotion. Son torse se soulève si doucement au rythme de sa respiration que c'est comme s'il ne respirait pas. Je m'habitue à l'obscurité. Tout semble plus clair autour de moi. 

Depuis combien de temps suis-je là ? Des heures, peut être ? Le bruit des conversations incessantes qui me paraissaient insupportables et qui ressemblaient à des piaillements au début de la soirée ne sont plus qu'un bruit de fond auxquels je me suis habituée. A cause de la fumée des cigarettes, l'air est lourd et presque irrespirable. Les fumeurs ont appris à vivre dans un aquarium. Ce n'est pas mon cas. J'étouffe ici. J'essaie d'être sociable, et réponds quand on me parle mais je ne me sens pas vraiment à ma place. Peut être est-ce la faute de Melvin qui quand j'échange deux mots avec quelqu'un, en profite pour me dévisager. Et ça, c'est encore plus frustrant et étouffant que toute la fumée que je suis en train de respirer contre mon gré. Pourtant, quand nous nous arrêtons l'un sur l'autre, son regard me rassure. Il connaît mon adresse, si j'ai bien compris. Et j'ai l'impression qu'il me regarde comme s'il me connaissait moi aussi, alors que je ne sais rien de lui. Il n'est pas fréquentable, il fout le doute à ses propres amis qui ne savent même pas quoi répondre quand je leur demande qui il est. Voilà ce que je sais. Le crumble cuisiné par Joss a déjà disparu, il ne reste qu'un petit tas de miettes sur la table et le tapis. Ni moi ni Melvin n'y avons touché. 

Dean a changé de place, et Benjamin s'est installé à mes côtés. Et en face de moi, il y a Melvin. Jérémy s'est détourné de lui pour prendre part à la conversation entre Alexandre et Vince. Il me parait que nous sommes les deux seuls qui parlons seulement quand on nous adresse la parole, mais le reste du temps, nous sommes là à nous regarder l'un et l'autre sans jamais ouvrir la bouche pour engager la conversation. Ca me frustre, ça me gêne mais lui semble bien le vivre. Je suis mal à l'aise, partagée entre mes pensées et la soirée qui continue. Je ne sais pas quoi penser du contraste de mes sentiments partagés entre l'apaisement quand je l'observe, et la méfiance que j'ai envers lui. 

Même si j'essaie de ne pas lui porter trop d'attention, il s'avère que c'est plus difficile que je ne puisse le penser. Il me mate carrément, sans jamais sourciller. Ma concentration est tellement à bloc que je remarque à peine son geste brusque quand il se lève. La seule chose qui me fait remonter à la surface c'est le changement de mon attitude qui est brutal, mais aussi la pièce, qui devient plus noire. La petite pointe de déception pinçant mon cœur m'étonne. Il fallait bien qu'il bouge un jour. Je le vois du coin de l'oeil qu'il se penche pour éteindre longtemps, trop longtemps, sa clope dans un cendrier de la petite table de verre. Mes lèvres s'étirent doucement pour laisser place à un sourire stupide quand je suis sûre qu'il ne me regarde plus. C'est instinctif, la stupidité ?

1. Melvin Meyer Où les histoires vivent. Découvrez maintenant