Melvin
C'est un vrai tombeau ce monde. Ces gens, qui passent devant moi, ils ont tous la même gueule. On dirait qu'ils viennent de sortir de leur cercueil et qu'ils pensent, ne serait-ce qu'un instant, pouvoir affronter un monde qui est bien trop grand pour eux. Ils sont bien plus morts que moi, ces enfoirés. Je les regarde, et je me dis qu'il y a pire que ma petite personne. Le problème c'est que c'est complètement faux, et que j'essaie juste de m'en persuader.
À quelques mètres de moi, Drace est en pleine négociation avec un toxico qui demande à payer dix balles, au lieu de vingt pour un pauvre sachet de douze grammes de cocaïne. Je me demande souvent pourquoi j'ai eu un jour la merveilleuse idée de me lancer dans le deal. Je peux faire mieux, franchement. Le truc qu'il est en train de lui refiler, ça vaut sans doute plus qu'un paquet de clopes. C'est pas moi qui suis en train de négocier alors je ne dis rien. J'en ai rien à foutre qu'il paye un centime ou deux cent euros. L'argent, c'est futile. C'est un truc qui rend les hommes complètement fous.
J'me tiens à l'écart, fumant ma clope tranquillement. Mon portable se met à vibrer. Nicole. Je l'ignore.Puis il vibre une seconde fois, dans la même seconde: Jasper. En une minute, j'me retrouve avec cinquante messages de la Bande. Donc, il y a forcément un problème.
- Wow, purée mais qu'ils se calment, dis-je pour moi même.
Ils savent que j'utilise peu mon portable.
Au premier message de Nicole, je décrète que ça m'sers clairement à rien de lire les autres. Je me décolle du mur.
- Drace ! lui lançais-je. On décale, les flics te cherchent. Fous lui pour 10 balles qu'on en finisse.
J'attends même pas de réponse, lui arrache le paquet de drogue des mains et le met dans celles de l'autre. Il a pas le temps de payer.
- Comment ça, mais qu'est ce que j'ai fais ?
- T'as inquiété ta mère, répondis-je sèchement en le traînant à moitié derrière moi.
Même la nuit ne peut cacher son visage qui perd de toutes ses couleurs. Je sais qu'il n'a pas peur parce que j'suis là. Le plus flippé, c'est probablement moi, mais je dois être trop perché pour m'en rendre compte. Je peux sentir son sang qui bouillonne dans ses veines. Toute sa haine qui prend doucement le dessus. Je l'amène dans une ruelle à l'écart et le pousse derrière une poubelle.
- Tu te calmes. Tu prends un bus pour rentrer et tu sors à ta mère que t'étais chez un pote. Tu t'excuses de ne pas avoir prévenu. Ok ?
Il hoche la tête, l'air impassible. Tant mieux, parce que c'était pas une question mais un ordre. Et moi, j'dois filer, me noyer dans l'ombre de la nuit avant de me faire attraper par je ne sais pas quel flic à ma recherche. C'est bizarre, on dirait presque que je viens de faire une connerie.
- Surtout, tu ne dis pas t'étais avec moi sinon ça passe pas. Tu pourras rentrer seul ?
- Bien sûr, dit il en roulant des yeux.
Il doit être agacé que je donne l'impression de le considérer comme un gamin de cinq ans, mais, vraiment, ça m'ferais chier qu'il ait des problèmes. Il pourrait se foutre dans la merde et me foutre dans la merde par la même occasion si jamais il était incapable de se contrôler. Je m'apprête à repartir puis reviens finalement sur mes pas en marchant à reculons.
- Et par pitié. Change de regard. On dirait que tu vas tuer quelqu'un là, l'implorais-je.
Je m'éloigne, et attends qu'il soit sorti de sa cachette pour le regarder s'en aller. Une demi-seconde plus tard, je reçois un message de sa part:
On pourra recommencer ?
Je savais qu'il n'aurait jamais osé me poser cette question en face.
Bien sûr. Quand il te viendra plus souvent à l'idée de prévenir ta daronne que t'es un gamin responsable et qu'elle peut te faire confiance. Ça, tu sais que tu peux le faire. Bonne nuit.
Je range mon portable. Mieux, je l'éteins. En relevant les yeux, je tombe sur le visage de quelqu'un que je ne connais que trop bien. Là, au bout de la rue, je suis persuadé de voir son visage. A.
Bordel, je devrais arrêter de fumer. Je papillonne des paupières pour effacer cette vision. Le seul problème, c'est qu'il est encore là. Sur les nerfs, je traverse la rue pour rejoindre la plage. Je longe le trottoir, à la recherche d'un endroit où me poser. En fin de compte, je me retrouve à essayer de fuir les délicieuses odeurs qui émanent des restaurants près du sable. J'ai l'impression que je ne pourrais plus jamais manger. Pourtant quand je me retrouve face aux habitudes de la vie, à voir ces gens qui mangent sans se dire qu'ils ont fait la même chose hier, je me rappelle que c'est parce que ce n'est plus essentiel pour moi.
Je m'arrête pour essayer de les comprendre. Ils ont tous l'air rassemblés autour de bons petits plats, et n'importe quel mec affamé les envierait. J'ai la dalle. Mais je ne les envie pas. A travers la vitre, y a des gamins et des adultes qui sourient comme des imbéciles heureux. Et moi je suis là, et je les regarde. Soudain, à quelques mètres derrière la table de famille que je suis en train de fixer, j'aperçois un autre imbécile que je n'aurais pas voulu voir, même perdu, au milieu de la plus grande des foules.
Cet enfoiré est là, je n'ose même pas me répéter son prénom dans ma tête. Il m'a vu, et me dévisage avec intensité. Même si la vitre est particulièrement sale, je sens la haine qui rejaillit au fond de ses yeux. Je crispe la mâchoire et ne cille pas. De son côté, il ne bouge pas non plus, même s'il semble être en train de sortir son porte feuille de sa poche arrière, ou alors en train de le ranger. Notre contact visuel s'interrompt bien vite. Il a retrouvé son sourire de con, et s'est détourné de moi. Je ne sais pas qui a bien pu lui provoquer, mais s'il y a bien une chose que j'envie chez cet homme, c'est son sourire.
Tandis que je remonte la rue en direction du premier bus qui pourra me ramener chez moi, je repense à ce sourire. J'y pense fort, et je me dis que j'aimerais avoir son sourire. Il est si beau quand il sourit.
VOUS LISEZ
1. Melvin Meyer
Teen FictionQuand l'amour et la haine se confondent, que se passe t-il ? Melvin, le contraste. Melvin, l'instable. Melvin, le philosophe ? Mais un connard conscient, ou le plus déchiré des hommes ? Est ce que nous l'aimons, ou le détestons ? Ca, j'en sais r...